Belgique

Leur crise, 5 ans après...

15 septembre 2013 par Jérémie Cravatte


CC - URBAN ARTefakt

Si vous voulez en savoir plus sur la crise et le rôle des banques dans celle-ci, lire la série Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué d’Éric Toussaint.



Il y a cinq ans, jour pour jour, une des principales banques d’affaires Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
des États-Unis, Lehman Brothers, faisait faillite et entraînait avec elle une série d’institutions financières qui finiront par affecter l’économie au niveau mondial. La Belgique ne fera pas exception et sa première banque, Fortis, s’écroulera quelques jours plus tard. Plusieurs sauvetages bancaires s’ensuivront, dont la saga Dexia, avec des conséquences diverses. Aujourd’hui, le discours dominant avance que les choix responsables des autorités de l’époque nous ont permis de limiter la casse et que, grâce à cela, la Belgique s’en sort bien.

« Nous avons sauvé l’économie belge en 2008 »...

Voici ce qu’a déclaré Yves Leterme sur le plateau du 13h de la RTBF du jeudi 12 septembre, lorsque la journaliste le questionnait à propos de la réaction qu’avait eue son gouvernement face à la crise qui pointait le bout de son nez.

« Nous avons sauvé l’économie belge en 2008 »... Vraiment [1] ?

En octobre 2008, le gouvernement Yves Leterme I – qui démissionne deux mois plus tard suite à l’affaire Fortisgate – engagera des milliards d’euros d’argent public pour sauver les trois banques : Fortis (cédée par la suite à BNP-Paribas), Dexia, KBC et l’assureur Ethias. Depuis, avec les sauvetages successifs de Dexia, la collectivité aura déboursé en tout plus ou moins 33 milliards d’euros afin d’éviter la faillite de ces institutions financières privées [2] (soit l’équivalent de près de cinq années de dépenses des allocations de chômage). Cet argent, que l’État a dû emprunter sur les marchés, est venu directement augmenter le poids de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique.

Souvent, des économistes ou responsables politiques (Didier Reynders en tête) insistent pour nuancer ce montant en mettant en avant les « retours sur investissements » de ces sauvetages. En effet, un peu moins de la moitié de ces 33 milliards a été récupéré sous formes de remboursements, d’intérêts, de paiements pour garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). (au-delà des sauvetages en nature, les banques se sont vu accorder des garanties d’État en cas d’incapacité à honorer certaines de leurs dettes), de ventes d’actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
, de dividendes etc. En revanche, ce que ces commentateurs « autorisés » nous disent moins souvent c’est que, au-delà de la différence entre les montants dégagés et reçus, les sauvetages bancaires ont coûté très cher en termes d’endettement public, que l’État a engagé de manière irresponsable la collectivité dans un gouffre sans fond nommé Dexia et que ces mêmes banques ont provoqué une crise économique qui se fait sentir chaque jour et n’est pas près de s’arrêter... Le(s) coût(s) de leur crise est donc bien plus grand que ce qu’il pourrait paraître.

Premièrement, il faut comprendre qu’au-delà de ces montants bruts l’État paie des intérêts sur la dette pour rembourser les emprunts effectués. De même, il ne faut pas oublier les effets que la crise a elle-même sur les déficits budgétaires (et donc, sur l’endettement). Selon les données de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
[...] la crise bancaire a fait augmenter, en Belgique, le pourcentage de la dette mesurée au PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
de l’ordre de 18-19 %
 [3]. D’après Xavier Dupret, en se basant sur l’année 2010, il faudra plus de quatre-vingts ans pour récupérer les 33 milliards injectés dans le secteur bancaire... La dette publique est en fait passée de 84 % du PIB – soit 285 milliards d’euros – au début de la crise à 100 % aujourd’hui – soit 395 milliards d’euros, ceci allant à contre-courant des efforts fournis depuis vingt ans (la faisant passer de 138 % en 1993 à 84% en 2007).

Évolution du taux d’endettement (en pourcentage du PIB) de la Belgique :

Source : agence de la dette

Concernant Dexia, cas emblématique de la gestion catastrophique et scandaleuse de cette crise bancaire, l’État s’est engagé dans un puits sans fond sans avoir jugé bon de poursuivre un seul responsable politique ou financier, ni d’imposer des changements structurels dans le fonctionnement et les pratiques. Après l’avoir recapitalisée avec 2 milliards d’euros en 2008, il en a racheté la partie « saine » (rebaptisée Belfius) en 2011, en surévaluant sa valeur à 4 milliards d’euros. Depuis, il a recapitalisé la bad bank Bad bank Une bad bank est une structure créée pour isoler et recueillir les actifs à haut risque d’une banque en difficulté. Dexia S.A. en décembre 2012 avec 2,9 milliards et ses administrateurs ont annoncé une nouvelle perte nette de 905 millions d’euros au premier semestre 2013, en spécifiant qu’ils n’excluaient pas de refaire appel à l’État dans l’avenir. À la même période, la Commission européenne validait le plan de démantèlement – particulièrement optimiste – de cette bad bank, qui prendra des décennies. La garantie d’État octroyée à Dexia s’élève, quant à elle, aujourd’hui à 44 milliards d’euros (soit près de 13 % du PIB du pays !). Le CADTM, ATTAC-Bruxelles 2, ATTAC Liège et les députées parlementaires Ecolo Zoé Genot et Meyrem Almaci avaient intenté un recours en annulation de cette garantie devant le Conseil d’État. Celle-ci a été octroyée par un gouvernement en affaires courantes, sans conditions, est « payable à première demande », peut garantir des engagements illégaux et renforce l’aléa moral Aléa moral
Risque moral
En anglais, moral hazard

Argument fréquemment utilisé par les adversaires de l’annulation de la dette. Il s’appuie sur la théorie libérale qui donne la situation mettant en présence un emprunteur et un prêteur comme un cas d’asymétrie d’information. En l’occurrence, l’emprunteur sait seul s’il compte réellement rembourser son créancier. Annuler la dette aujourd’hui ferait donc courir le risque de répandre à l’avenir cette facilité accordée aux débiteurs et, par conséquent, d’accroître les réticences des prêteurs à engager leur capital qui n’auraient d’autre solution que d’exiger un taux d’intérêt augmenté d’une prime de risque croissante. On le voit, la « morale » est placée exclusivement du côté des prêteurs et l’« amoralité » placée du côté des emprunteurs suspectés a priori de malveillance. Or, il est facile de montrer que cet aléa moral est un produit direct de la liberté totale accordée aux capitaux de circuler : il est proportionnel à l’ouverture des marchés financiers puisque celle-ci multiplie les potentialités de contrats marchands censés apportés le bonheur à l’humanité mais qui apportent bien plus assurément leur lot de contrats risqués. Donc, les financiers voudraient voir multiplier à l’infini leurs possibilités de gagner de l’argent sans risque dans une société dont on nous dit qu’elle est et qu’elle doit être une société du risque... Belle contradiction.
, elle a suivi un processus d’adoption antidémocratique et représente une véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de toute la population belge, et ce jusqu’en 2021 ! Pour ne plus avoir à s’encombrer d’un tel recours, le gouvernement a discrètement fait, via une loi, ratifier par le Parlement fédéral, les deux arrêtés royaux successifs qui fixaient la garantie, le 16 mai 2013.

Enfin, tous ces chiffres se traduisent de manière très concrète dans la réalité, une réalité qui peut faire douter du fait que les autorités en place ont « sauvé notre économie ». En effet, un des arguments phares pour sauver les banques avec tant d’empressement et d’ardeur était que l’économie réelle avait besoin de leurs lignes de crédit. Que s’est-il passé depuis octobre 2008 et les milliards injectés dans celles-ci ? Elles n’ont pas augmenté leurs prêts aux ménages et aux administrations publiques (mais les ont diminués) et elles n’ont pas augmenté leurs prêts aux entreprises (mais les ont fait stagner) [4], les PME ayant particulièrement de difficultés dans l’accès au crédit. Que s’est-il passé depuis leur crise de 2008 ? Elle est devenue nôtre et des centaines de milliers d’emplois ont été détruits et d’innombrables indépendants ont fait faillite [5], laissant autant de familles – que l’État ne renflouera pas, elles – sur le carreau. Pour ne citer que quelques chiffres, selon les indicateurs européens 21% des Belges présentent des risques de pauvreté et d’exclusion sociale, et le taux de chômage des jeunes grimpe à plus de 22 % (le taux total étant de 8,5 %). Selon une enquête de la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, plus d’un ménage sur deux n’est pas en mesure d’épargner en Belgique et 8 % des locataires ont plus de dettes que d’avoirs [6]. Dans le même registre, et selon une étude de l’Observatoire du Crédit et de l’Endettement, plus d’un belge sur dix ont des difficultés à rembourser leurs dettes et plus de 40 % à boucler les fins de mois [7]. Enfin, un sondage commun de la RTBF, La Libre et Dedicated Research estime que 44 % des Belges pensent que le gouvernement a assez mal, voire très mal, géré la crise. Près de 60 % d’entre eux ne font plus confiance (note allant de 1 à 5 sur 10) aux grandes banques que sont BNP-Paribas Fortis et Belfius...

Quelles perspectives le gouvernement nous propose-t-il alors au-delà de ses autocongratulations ? L’austérité (ou plutôt, la « rigueur budgétaire »). Une rigueur budgétaire toute relative : cette rigueur ne concerne pas les responsables de la crise et ne va pas chercher l’argent là où il est, mais chez les 99 % de la population. À titre d’exemple, sans même parler ici d’expropriation du capital, le taux d’imposition non perçu (de manière légale) sur les sociétés – qui est normalement de 33,99 % – équivaut à un peu plus de 19 milliards d’euros qui, chaque année, ne rentrent pas dans les caisses de l’État. Alors que la mesure sur la dégressivité des allocations de chômage, elle, est censée lui rapporter quelques 167 millions d’euros... Et bien oui, pour payer la dette il faut bien diminuer les dépenses (sociales et productives, si possible). Voilà également où se trouve le coût réel de la crise créée par les banques : dégressivité des allocations de chômage, réforme du régime de crédit-temps, augmentation de l’âge légal à la prépension, enveloppe bien-être rabotée, diminution des dépenses en soins de santé, compression de l’emploi dans la fonction publique, gel des salaires, lutte contre la « fraude sociale », baisse du budget de la coopération au développement, réductions des mesures incitatives à la rénovation des maisons énergivores, augmentation du prix des transports en commun, augmentation du coût de la vie, etc. On voit que les conquis de la sécurité sociale sont, comme partout, attaqués en priorité, même si on sait que sans ceux-ci le taux de pauvreté cité plus haut serait de 42 % [8]...

...et autres contre-vérités

Donc c’est cela « sauver l’économie ». Sauver l’économie de qui, on peut se poser la question. Les Belges l’entendront cent fois, mille fois, autant pour les mesures appliquées en matières de sauvetages que d’austérité, il n’y avait pas d’alternative. Concernant l’austérité, il paraît que nous avons vécu au-dessus de nos moyens et qu’il faut maintenant nous serrer la ceinture, il n’y a pas de secrets. Comme le montrent cette petite vidéo de la campagne « à qui profite la dette ? » ou le livre d’Olivier Bonfond « et si on arrêtait de payer ? 10 questions/réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité », ceci est tout simplement faux. Ceux qui ont vécu au-dessus de leurs moyens ce sont les banquiers et leurs actionnaires (et, de manière générale, la partie la plus riche de la population) qui nous présentent maintenant leur facture. Concernant les garanties octroyées à Dexia (mais cela est valable pour les sauvetages en général), Monsieur Yves Leterme dira sur le même plateau télé qu’il est faux de dire que c’est un risque irresponsable. De plus, il n’y avait pas d’alternative. Pour sauver l’argent du contribuable et des épargnants, il fallait garantir certaines dettes. Nous y voilà, les autorités étaient donc pieds et poings liés et il n’y avait pas d’autres choix possibles... Il dira également que Pas de panique, on avait vu venir les choses quand même depuis deux, trois semaines avec le Ministre des Finances, avec le Gouverneur de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. . Deux, trois semaines...

Rien, pas un mot, sur la dérégulation opérée depuis les années 1980 par ces mêmes autorités, que l’on appelle « libéralisation financière », et qui a mené à la crise actuelle. Les autorités dites de « contrôle » les ont laissé mélanger les dépôts des épargnants avec les produits d’investissements spéculatifs, laissé grossir jusqu’à devenir des banques systémiques Banque systémique
Banques systémiques
Les banques systémiques sont les banques aux actifs jugés tellement importants que leur chute aurait des conséquences sur le système financier et économique dans son ensemble, ce sont les banques qui constituent un « risque systémique » (too big to fail, trop grandes pour tomber).
, laissé faire transiter leurs capitaux par des paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
et investir à leur guise dans des bulles spéculatives prêtes à exploser (voire qui avaient déjà explosé) sans réagir d’aucune manière lors des premiers signes de basculement [9], etc. Comme le rappelle très simplement Éric De Keuleneer, professeur à la Solvay Business School : Les politiciens sont victimes du chantage des banques et de leur méconnaissance des rouages financiers. Ils confondent sauver les déposants et sauver les banques. Ce n’est pas la même chose. On peut protéger l’un sans subsidier les bénéfices de l’autre. On a eu tort de sauver les banques sans exiger des réformes de fond [...] [10]. Mais ça, Yves Leterme n’est pas prêt de l’admettre. Pas un mot non plus sur les autres manières de faire possibles : sauver l’économie et la finance utile à la société plutôt que toutes les banques sans exceptions ni conditions, faire assumer les pertes sur le patrimoine des grands actionnaires et administrateurs, démettre les CA et les directions responsables de ces débâcles – comme nous l’ont montré les exemples scandinaves avec l’Islande récemment et la Finlande, la Norvège, la Suède dans les années 1990 [11]. Dans la série « il n’y avait pas d’alternative », citons également la possibilité de poursuivre et juger les responsables, séparer les activités de dépôts et d’investissements, réduire la taille des banques, interdire la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
et les paradis fiscaux, plafonner les revenus maximums, interdire l’usure, conditionner les aides aux banques, annuler les garanties et appliquer des mises en faillites ordonnées, mettre sous contrôle citoyen les banques nationalisées (comme Belfius, qui est une banque nationalisée mais sur laquelle la collectivité n’exerce aucun contrôle et qui continue à opérer comme n’importe quelle banque capitaliste), etc. Le pouvoir en place n’a pourtant pas hésité à nous répéter qu’il faudra passer à la caisse car il n’y a pas d’autre choix. Il n’a pas hésité non plus à nous servir de grandes promesses concernant une future régulation du « capitalisme sauvage ». On peut nous répéter que le secteur a soi-disant été « assaini » (comme le gouverneur de la Banque nationale Luc Coene, ancien président du comité de pilotage de la crise financière, dira à la RTBF le 12 septembre que nous sommes maintenant beaucoup plus armés pour prévenir une nouvelle crise, et surtout pour absorber les chocs éventuels qu’elle peut causer), les faits sont là. Que ce soit les recours aux paradis fiscaux de Belfius (dont l’État est pourtant propriétaire à 100 %) ou la spéculation alimentaire adoptée par toutes les grandes banques belges, ou encore leurs bilans de santé tout simplement trafiqués [12], le Belge moyen n’est pas dupe et sait que la spéculation et les dividendes vont bon train, que rien n’a changé [13].

Ce n’est pas grave se disent les responsables politiques, on va essayer de le consoler en lui parlant de retour à la croissance. Au-delà du caractère périmé de ce modèle économique, on nous fait ici miroiter une « relance » qui tient à bien peu de choses. La croissance en question atteindrait le chiffre incroyable de 0,1%... et il faut se demander ce que cette croissance signifie au vu des chiffres cités au-dessus (recul du chômage ? non, pas vraiment... ). On sait également maintenant qu’il suffirait d’une nouvelle dégringolade bancaire (ce qui est loin d’être exclu) pour que l’État relance de plus belle la machine de l’austérité afin d’en assumer le coût, recette parfaite pour tuer l’économie. Enfin, ce chiffre traduit également le fait que la croissance de la Belgique est étroitement liée à la (toute) relative bonne santé de nos voisins directs que sont l’Allemagne (0,7%) et la France (0,5%). Ce qu’il se passe pour les autres pays de l’ « union » monétaire ? Ce n’est pas notre business. On ne s’empêchera toutefois pas de souligner que la croissance économique grecque est passée de 4,2 % en 2007 à - 6,4 % en 2012 (mais bon, il paraît qu’elle réapparaîtra en 2014, alors tout va bien... ). De la même manière, d’autres contre-vérités nous seront servies comme l’idée selon laquelle la crise aurait rapporté à l’État... [14]. En effet, dans la série « la Belgique s’en sort bien » [15] on nous explique régulièrement que le pays se finance à moindre coût sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
, signe de notre bonne conduite. Sauf que si le pays paie des taux d’intérêts moins élevés pour emprunter, ce n’est pas parce que le gouvernement a bien fait les choses mais parce que plus cela va mal dans la périphérie européenne (Grèce, Chypre, Espagne, Portugal, Italie, Irlande) plus les pays du centre (dont la Belgique fait partie, mais aussi l’Allemagne à qui la crise aurait « rapporté » plus de 40 milliards d’euros... ) en profitent car les marchés sont alors plus enclins à placer leur capitaux dans leurs dettes publiques et leur appliquent ainsi des taux d’intérêts moins élevés. Ces mêmes pays qui prêteront aux pays de la périphérie à des taux bien plus élevés et appelleront par la suite cela « plans de sauvetages » [16].

Maintenant on va où ?

D’où vient la crise ? Cette question nous ne l’entendons pas beaucoup à l’heure d’en faire le bilan. La crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
 [17] de 2007-2008 est le résultat naturel d’une libéralisation financière dont nous avons esquissé quelques éléments plus haut. Cette logique est le fruit d’une idéologie qui se dit basée sur la « liberté » mais qui consiste surtout à privatiser les profits tout en socialisant les pertes. Les établissements que l’État a sauvés à grands coups de milliards en 2008 (en les achetant – dans le cas de Belfius et de Fortis – et en les revendant par la suite – dans le cas de Fortis – à perte à chaque fois) étaient des établissements publics (respectivement le Crédit Communal et la CGER) qu’il a lui-même privatisés dans les années 1990, à perte également [18]. Rappelons que la privatisation du Crédit Communal (devenu Dexia en 1996) a été menée par le gouvernement de Jean-Luc Dehaene, qui deviendra lui-même président du CA de Dexia en octobre 2008 lors de sa débâcle...

Depuis, l’État fait payer leur crise à la population et a fait tomber les masques en montrant qu’il travaillait en priorité pour l’intérêt des banquiers et des créanciers. Comme dans de nombreux pays, les différents parlements sont en train d’avancer dans la ratification du TSCG TSCG Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (ou « Pacte Budgétaire » européen) est un traité qui impose une discipline budgétaire toute particulière aux États membres de l’Union européenne qui l’ont signé (à l’exception de la Croatie, la République tchèque et le Royaume-Uni) et qui est entré en vigueur pour les pays qui l’avaient déjà ratifié au 01 janvier 2013.
Son article 3 concerne la fameuse « règle d’or » - que les États doivent introduire de manière contraignante et permanente dans leurs droits nationaux - imposant un déficit structurel de 0,5% (et non plus de 3%). De même, le pacte autorise un endettement public de maximum 60% du PIB qui doit être réduit d’1/20e par an le cas échéant.
Enfin, l’assistance financière prévue par le Mécanisme européen de stabilité (le MES) est conditionnée à la ratification de ce TSCG (rebaptisé « Tous Saignés Comme des Grecs » ou encore Traité de l’austérité).
, un traité budgétaire européen qui inscrit dans le marbre l’austérité et le paiement de la dette comme priorité absolue [19]. La manière de « sauver » les pays en difficulté, et la gestion de la crise dans son ensemble, montrent dans quelle Europe néolibérale – qui avance également dans la mise en place d’une zone de libre-échange avec les États-Unis de manière à libéraliser encore plus son économie – nous sommes embourbés actuellement. Mais lorsque l’on analyse la situation, on comprend que la finance n’est que l’aspect le plus visible d’un système qui se nourrit de crises. Le capitalisme est par essence un système de redistribution de la richesse des plus pauvres vers les plus riches de la société. Pour ce faire, il a utilisé le système dette depuis des décennies pour extraire les richesses des pays du Tiers-Monde et les transférer sur les comptes bancaires du capital international. Aujourd’hui, les banques ont en effet concentré un pouvoir énorme [20], mais l’époque d’austérité que nous vivons actuellement n’est qu’une étape supplémentaire du néolibéralisme et du capitalisme qui passent à l’offensive en Europe, se traduisant par des milliers de morts. L’austérité tue [21] et l’Europe est en train de rentrer dans le chaos (cela étant bien plus palpable, en toute logique, dans sa périphérie). Que ce soit en termes d’explosion des inégalités, de montée du fascisme ou de nouvelle vague de destructions écologiques, notre avenir est mis en danger par et pour les 1 % qui utilisent la crise qu’ils ont eux-mêmes créée afin d’augmenter l’exploitation du travail et de la nature. La « crise » des dettes publiques permet d’imposer cette évolution aux différentes populations, et la Belgique ne fera pas exception, alors qu’il serait au contraire urgent d’investir dans la transition. Il faut stopper la machine pour pouvoir l’amorcer, et heureusement cela a commencé... Ce n’est pas pour rien que les mouvements sociaux qu’on a vus jaillir aux quatre coins d’Europe (et du globe) mettaient en avant le refus de payer pour une dette qui n’est pas la leur et un besoin plus grand de démocratie.

No somos mercancia en manos de politicos y banqueros (« Nous ne sommes pas des marchandises aux mains de politiciens et de banquiers ») disait le slogan des indigné-e-s. Contre les discours qu’on nous ressasse sur la crise et la « gestion responsable » que les dirigeants politiques en ont fait, à nous de nous questionner sur les tenants et aboutissants et d’en auditer le coût qu’ils veulent nous faire payer, afin de reprendre le contrôle de l’orientation économique de notre société.


Notes

[1À l’époque, le CADTM écrivait déjà un papier pour dénoncer les choix politiques posés dans la gestion de cette crise. Lire « Union sacrée pour sacrée arnaque d’Éric Toussaint, novembre 2008.

[3Xavier Dupret, La Belgique endettée : mécanismes et conséquences de la dette publique, Couleur Livres, Bruxelles, 2012, p.15

[4Dupret, op.cit., p.23

[5Pour voir l’évolution du nombre de faillites en Belgique, suivre ce lien : http://bestat.economie.fgov.be/BeStat/BeStatMultidimensionalAnalysis;jsessionid=0000Xtsu4jEkM00xXsA9VT7_I_Y:13rvc5338

[6Voir Le Vif du 8 août 2013 « Un Belge sur deux ne peut pas économiser ».

[8Voir Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale : des faits et des chiffres.

[9Le récent dossier de Marianne Belgique montre très clairement cela dans le cas de Fortis. Voir « Fortis : des données accablantes pour les ex-dirigeants » d’août 2013.

[10Voir le Trends-Tendances « Les politiques sont victimes du chantage des banques ! » du 31 janvier 2011.

[11Pour plus de détails, lire « Et si nous laissions les banques faire faillite ? » de Xavier Dupret, août 2012.

[12Voir « Banques : bulletin de santé trafiqué » d’Éric Toussaint, juillet 2013.

[13Sur la question, lire la série de cinq articles « Histoire(s) de la (non) régulation bancaire » de Tribune, août 2013.

[14Voir l’Écho « La crise rapporte 8 milliards à l’État » du 22 août 2013.

[15Lire l’article de Jean Peltier sur Avanti4 « Belgique : tout baigne, vraiment ? Et jusqu’à quand ? », septembre 2013.

[16À noter également qu’une très grande partie de l’argent prêté à la Grèce à fait un aller-simple dans les caisses de banques Allemandes et Françaises. Sur le sujet, lire le dossier « Plans de sauvetage de la Grèce : 77 % des fonds sont allés à la finance » d’ATTAC, juin 2013.

[17Pour une explication claire de l’avènement de la crise des subprimes, voir l’outil pédagogique du CADTM « Le puzzle des subprimes » ou l’animation d’Aline Fares (ancienne employée de banque, membre de Finance Watch) « Que se passe-t-il vraiment dans nos banques ? ».

[18Pour plus d’informations, lire Marco Van Hees, Banques qui pillent, banques qui pleurent, Aden, 2009.

[19Sur le sujet, voir la vidéo « Tous Saignés Comme des Grecs » de Regards FGTB.

[20Voir, par exemple, le documentaire « Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde »

[21Le dernier rapport d’Oxfam estime qu’il y aura entre 15 et 25 millions de nouveaux pauvres d’ici 2025 si l’austérité continue et que seuls les 10 % les plus riches de la population européenne profitent de celle-ci. Voir « Le piège de l’austérité, l’Europe s’enlise dans les inégalités » de septembre 2013.

Jérémie Cravatte

Militant du CADTM Belgique et membre d’ACiDe

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