22 juin 2012 par Amaury Lebreton , Mohamed Dabo
Le 10 mai dernier, le Parlement européen a voté une résolution sur la stratégie de l’Union européenne en matière de commerce et d’investissements avec le sud de la Méditerranée suite aux événements du Printemps arabe, sous un titre qui en dit long : « Commerce pour le changement » [1]. Le Parlement européen entend prendre la mesure des transformations qui ont eu lieu dans la région mais fait fi des revendications des populations en poursuivant la même politique de libéralisation de l’économie. Ou quand l’UE change... pour ne rien changer.
Cette résolution se veut être un pré carré des « nouvelles » orientations relatives aux relations entre l’Europe et les pays sud-méditerranéens (PSM). En termes de « nouveautés », on retiendra principalement le point 6 qui reconnaît explicitement le caractère odieux des dettes héritées des anciens régimes. Ainsi, les eurodéputés « jugent odieuse la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique extérieure des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient sachant qu’elle a été accumulée par les régimes dictatoriaux, par le biais principalement de l’enrichissement personnel des élites politiques et économiques et de l’achat des armes, utilisées souvent contre leurs propres populations ; demande dès lors un réexamen de la dette, notamment celle liée aux dépenses d’armement. »
Il s’agit là d’une nouvelle victoire politique pour le réseau CADTM (dont fait partie l’organisation tunisienne RAID qui est également membre du réseau ATTAC) et d’autres organisations qui luttent pour l’abolition de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
de ces pays comme le Collectif ACET (Auditons les Créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
européennes envers la Tunisie) et la Campagne populaire pour l’annulation de la dette de l’Égypte. Rappelons, en effet, que deux résolutions sur la dette tunisienne ont déjà été adoptées en 2011 reprenant les mots d’ordre de la campagne tunisienne : moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
et audit indépendant de la dette. La première résolution a été prise par l’Assemblée Parlementaire Paritaire ACP-UE en mai 2011 et la second adoptée en juillet 2011 par le Sénat belge. A côté de ces résolutions, il faut également mentionner l’appel en faveur d’un moratoire et d’un audit de la dette tunisienne lancé en 2011 par le CADTM et les euro-députées Marie Christine Vergiat et Gabi Zimmer. Cet appel a déjà été signé par plus de 120 parlementaires en Europe.
La nouvelle résolution du Parlement européen de 2012 vient donc renforcer les campagnes en cours pour l’abolition de la dette odieuse.
Malheureusement, cette dernière résolution souffre trois limites majeures. La première tient au caractère juridiquement non contraignant des résolutions adoptées par les Parlements. Autrement dit, cette résolution à l’instar des textes précités adoptés en 2011 n’a pas force de loi.
La deuxième limite est que le Parlement européen n’appelle pas à l’annulation pure et simple de la dette odieuse. Il se contente de demander au point 6 « un réexamen de la dette, notamment celle liée aux dépenses d’armement ». Or, la doctrine de la dette odieuse élaborée en 1927 par le juriste russe Alexander Sack est claire sur ce point : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et intérêts de l’État mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir [2] ».
La troisième limite se situe au niveau idéologique puisque la résolution reste enfermée dans un cadre néo-libéral et impérialiste. La résolution prône en effet la libéralisation des échanges commerciaux et des investissements (avec notamment la conclusion d’accords de libre-échange), le renforcement de la collaboration avec la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, de façon à maintenir le contrôle sur la région. On retrouve donc une volonté intacte du Parlement européen de perpétuer l’attachement dominateur entre les deux rives de la méditerranée, l’Europe se posant en partenaire économique privilégié.
En somme, cette résolution, sous couvert d’avancée, représente une forme d’autoamnistie pour les créanciers européens qui ont financé les dictatures. A ce titre, on notera que ce ne sont pas les parlements français ou britanniques qui l’ont adopté.
Enfin, la dette des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient qualifiée à juste titre d’ « odieuse » dans cette résolution ne doit pas faire oublier que cette qualification juridique peut s’appliquer à de nombreux pays sur tous les continents : en Afrique, Amérique latine, Asie et même en Europe. En dépit de son caractère strictement libéral, feu vert pour la poursuite de la politique impérialiste de l’UE contre les peuples du Sud de la Méditerranée, cette résolution constitue un nouveau levier dont les populations et mouvements sociaux peuvent se saisir pour exiger l’audit de la dette et la répudiation des dettes odieuses et illégitimes.
[1] Voir le texte de la Résolution sur www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do ?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A7-2012-0104+0+DOC+XML+V0//FR
[2] Alexander Sack, Les effets des transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927
6 juin 2012, par Amaury Lebreton