12 avril 2012 par Eric Toussaint
Ahmed Ben Bella a passé plus de 21 ans de sa vie en captivité dont 6 ans dans les geôles française (1956-1962) et 15 ans en Algérie après son renversement le 19 juin 1965 par un coup d’Etat militaire dirigé par le colonel Houari Boumedienne.
Je voudrais, sans recul, très rapidement mentionner quelques souvenirs personnels. A plusieurs reprises, j’ai rencontré Ahmed Ben Bella entre 1994 et 2005.
La première fois, c’était à Genève en 1994 lors d’une conférence publique où je prenais la parole sur la question de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde. Il est intervenu depuis la salle sans aucune formalité et a centré son intervention sur la nécessité de lutter pour l’annulation de la dette du tiers-monde. Notre premier contact en tête à tête remonte à l’année 2001 je crois. Il m’avait invité à un souper avec son épouse Zohra pour discuter de l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
menée par le CADTM. Il m’a dit qu’il appréciait beaucoup les publications de notre comité et qu’il voulait que celles-ci soient à la disposition de la jeunesse arabe en Afrique du Nord. Il m’a également déclaré qu’il essayait de convaincre Hugo Chavez (qui présidait le Venezuela depuis 1999) de reprendre le thème de l’annulation de la dette. En janvier 2002, nous nous sommes retrouvés à Bamako pour participer au 1er Forum social africain. Ci-joint une photo prise à cette occasion.
De gauche à droite, Zohra, l’épouse d’Ahmed Ben Bella, Eric Toussaint, Victor Nzuzi, du CADTM RDC, et Ahmed Ben Bella (photo prise par Denise Comanne).
Ahmed Ben Bella était très attaché au combat panafricaniste pour la réalisation d’un projet socialiste. Il avait été lié avec Modibo Keita le premier président du Mali indépendant entre 1960 et 1968 (renversé par un coup d’Etat militaire et finalement assassiné en détention en 1977) et nous en avons parlé lors de ce séjour à Bamako.
Plus tard, en 2004, lors d’une autre rencontre, il a proposé de soutenir financièrement la traduction et l’édition en arabe de mon livre La Bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
ou la Vie (la traduction a été réalisée par Randa BAAS et Imad Chiha, militants syriens en contact étroit avec le CADTM. Imad a passé plus de 15 ans dans les prisons d’Hafez el-Assad, le père de l’actuel président, et le livre est paru en 2006 chez un éditeur indépendant syrien).
Nous nous sommes revus à Caracas. Il m’a confié qu’il espérait que l’expérience de Chavez dépasse le champ des discours, aille au-delà des réformes en cours et permette un authentique changement démocratique et révolutionnaire.
En septembre 2005, il allait avoir 90 ans, il m’a invité à me rendre en Algérie à Tlemcen (dans sa région natale en Oranie) où l’université avait décidé de créer une chaire Ben Bella. Il m’avait demandé de donner une des conférences officielles à l’occasion de la création de la chaire qui porte son nom. Je me souviens de son intervention lors de l’inauguration : il critiqua vertement le programme de l’université car il véhiculait le discours capitaliste, l’idéologie néolibérale. Les autorités académiques n’avaient pas apprécié. Nous avons discuté des heures de ses activités passées : son amitié pour Che Guevara qui séjourna à Alger pendant sa présidence et y prononça un discours vibrant en février 1965 (Voir : www.dailymotion.com/video/xlqxnn_video-actu-discours-du-che-a-alger-la-bestalitie-de-l-imperialisme_news ) où il dénonçait les crimes de la Belgique et de la France dans leurs ex-colonies et critiquait l’attitude de l’Union soviétique. Il me conta aussi ses efforts pour développer (notamment avec le concours de Michel Raptis, dit Pablo) l’autogestion en Algérie entre 1962 et son renversement en 1965. Il me parla aussi de ses rapports difficiles avec le président soviétique N. Khrouchtchev, avec B. Tito et bien d’autres.
Il était très amoureux de son épouse Zohra et me vanta l’extrait d’Aloé Vera qu’elle produisait elle-même et qui était un des secrets de leur bonne santé à eux deux. Quelle ne fût pas ma surprise quand une semaine plus tard alors que j’étais rentré en Belgique depuis quelques jours, je reçus 4 litres d’extrait d’aloé vera avec un petit message d’accompagnement de Zohra et d’Ahmed Ben Bella me souhaitant une bonne santé.
Avec Ahmed Ben Bella disparaît un grand militant du combat pour l’émancipation des peuples et pour le socialisme autogestionnaire.
Liège, le 12 avril 2012
Eric Toussaint
www.cadtm.org
345 Avenue de l’Observatoire
4000 Liège
Belgique
Premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella est mort ce mercredi 11 avril 2012 à son domicile familial d’Alger. Sa longue vie, commencée il y a 96 ans à Maghnia dans l’ouest algérien, a mené ce fils de paysans marocains émigrés à la frontière algéro-marocaine, des prisons françaises au sommet de l’Etat algérien nouvellement indépendant jusqu’à son renversement en 1965.
Le 19 juin 1965, à l’aube, des chars sont postés à tous les points stratégiques d’Alger. Pas besoin d’un dessin pour les Algérois, ils comprennent tout de suite qu’Ahmed Ben Bella vient de perdre le bras de fer qui l’oppose à son ministre de la Défense, le colonel Houari Boumedienne. Celui qui aura connu l’exaltation des premiers jours de la toute nouvelle République algérienne démocratique et populaire d’Algérie, ne sera parvenu à se maintenir à sa tête qu’à peine 21 mois.
L’Algérie indépendante est née dans la douleur et la présidence d’Ahmed Ben Bella s’est usée en quelques mois sous les coups violents portés à l’insurrection kabyle et aux oppositions politiques. La guerre contre les Français est finie mais la toute jeune République ne connaît pas pour autant les lendemains qui chantent que voulait bien promettre la révolution.
Dès la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, tout juste libéré et rentré en Algérie, Ben Bella veut faire du « passé table rase ». A la tête du premier gouvernement de l’Algérie indépendante, il s’attaque à toutes les structures construites au fil de la guerre d’indépendance. Du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) qui est l’aile politique du Front de libération nationale (FLN) en passant par les directions des Wilayas ou les organisations politiques, tout est démantelé.
Ben Bella donne une nouvelle Constitution au pays en court-circuitant l’Assemblée nationale qui reconnaît le Front de libération nationale (FLN) comme étant un « parti unique d’avant-garde ». Le nouveau président, élu en septembre 1963, a désormais les mains libres pour instaurer le « socialisme algérien » qu’il a eu tout le loisir d’élaborer tout au long de ses six années (1956-1962) de captivité dans les prisons françaises.
La France mais aussi Cuba et l’Egypte
C’est ainsi qu’il maintient des liens avec la France tout en intensifiant les relations avec Cuba et avec l’Egypte du colonel Nasser. Pour frapper les esprits et illustrer la dignité retrouvée de la nouvelle Algérie, il interdit les yaouleds, les petits cireurs de chaussures qui sont pour Ben Bella une survivance de la colonisation. Las, au fil des mois, la situation économique de la jeune République ne fait qu’empirer. Le départ des Français suivi dans la foulée par la ruée des paysans dans les villes, la baisse générale de production et le chômage qui touche plus de 2,5 millions de personnes sur les 11 millions d’habitants du pays en 1964, ébranlent bien des certitudes.
En cette nuit de juin 1965, un jeune colonel de 33 ans et ministre de la Défense, Houari Boumedienne, prend de vitesse Ahmed Ben Bella qui projetait de l’écarter du gouvernement. Arrêté, le président déposé est conduit dans les caves du ministère de la Défense. Détenu par celui qu’il voulait évincer, il croit sa dernière heure arrivée. Durant huit mois, il sera tenu au secret absolu pour être ensuite cloîtré pendant douze ans dans un deux-pièces au château Holden dans la plaine de la Mitidja, près d’Alger, surveillé nuit et jour par les caméras et les micros de la redoutable sécurité militaire. Seule consolation pour celui qui a tout perdu, sa femme Zohra le rejoint en captivité en 1971 avec les deux petites filles que le couple a adoptées.
Il faudra attendre 1978 et la mort de Houari Boumedienne, pour que l’ex-président Ben Bella soit transféré et placé en résidence surveillée à Msila. Sa famille l’accompagne dans cette ville située à 250 kilomètres au sud-est d’Alger. Libéré par le président Chadli en 1980, il s’installe en Suisse l’année suivante. Il ne reviendra en Algérie qu’en 1990. Depuis, il s’est exprimé sur la vie politique algérienne notamment en appelant à l’abstention pour les municipales de 1990 lors des premières élections libres depuis l’indépendance qui devaient voir le Front islamique du salut remporter 54% des municipalités. Ce qui n’a jamais empêché Ben Bella de se réclamer d’un islamisme mesuré et pacifique.
Toute modestie mise à part…
Revenant récemment, lors d’un entretien accordé à Jeune Afrique, sur sa longue vie et plus particulièrement sur son rôle dans le soulèvement algérien, il le résume sans détour en affirmant : « Le 1er novembre [1], c’est moi » ! Lui et bien d’autres… mais à 96 ans on ne peut lui en vouloir d’avoir une mémoire un peu sélective tant son parcours comporte d’épisodes. Appelé sous les drapeaux français en 1937, il effectue son service militaire puis la campagne d’Italie au sein des Forces françaises libres qui lui vaudra la médaille militaire. Parenthèse improbable mais réelle, il joue comme milieu de terrain pour l’Olympique de Marseille durant la saison 1939-1940…
Ses activités politiques lui font rejoindre rapidement la clandestinité après sa contribution à la fondation de l’Organisation spéciale (OS). Il est arrêté à Alger en 1950 après sa participation à la préparation du hold-up de la poste d’Oran destiné à renflouer les caisses de l’OS. Condamné à huit ans de prison il s’évade après deux ans de détention et parvient à rejoindre Le Caire. En 1954 il est parmi les neuf « historiques » qui préparent l’insurrection de la Toussaint 1954. Bien qu’à l’étranger ce jour-là, il est considéré comme le chef du Front national de libération fondé par l’OS.
En 1956 l’avion dans lequel il voyage entre Rabat et Tunis en compagnie de Mohamed Khider, Mostefa Lacheraf, Mohamed Boudiaf et Hocine Aït Ahmed est contraint de se poser à Alger. Il passera les six prochaines années emprisonné en France alors qu’en parallèle son aura de chef ne cesse de s’affirmer jusqu’à ce qu’en 1962, après huit de guerre, soit signé l’armistice. On connaît maintenant la suite…
Ces dernières années, il impressionnait ses visiteurs par sa forme physique compte tenu de son âge. Mais selon son biographe, Mohammed Benelhadj, l’ex-président était maintenant affaibli avec des « pertes de mémoire » et sans « souvenirs des événements récents ». Il avait été hospitalisé deux fois depuis le début de l’année à Paris, puis à Alger pour des problèmes respiratoires et vasculaires.
Suite à l’annonce de sa mort, huit jours de deuil ont été décrétés. Ahmed Ben Bella aura droit à des funérailles nationales vendredi 13 avril à Alger.
[1] le 1er novembre 1954, date du déclenchement de la révolution algérienne.
Source : RFI 1999_zia_1801___a_ben_bella_invite_afrique_15_09_99.mp3 (2.21 Mo)
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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