Espagne. Nouvelle vague d’austérité avant le cataclysme ?

30 août 2012 par Jérôme Duval




« Qui sème la misère, récolte la colère ». Nous y sommes.

Le spectre du communisme s’étant progressivement éloigné depuis la chute du mur de Berlin, le capitalisme érigé en système globalisé n’a plus besoin de faire de concessions comme Roosevelt l’avait fait en son temps avec le New Deal New Deal Nom donné aux mesures prises aux États-Unis par Roosevelt à partir de son élection en 1933 à la présidence pour faire face à la crise économique déclenchée en 1929.

Rappelons que dans le cadre du New Deal aux États-Unis et des politiques keynésiennes qui ont été étendues à l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale sous la pression d’importantes mobilisations populaires, les droits sociaux ont été nettement améliorés, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires ont été séparées des banques de dépôts, le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 80 % aux États-Unis. On pourrait ajouter que les inégalités dans la répartition des revenus et du patrimoine ont été réduites. À cette époque, le Grand Capital avait été contraint de faire des concessions aux classes populaires qui s’étaient fortement mobilisées. Le gouvernement du président Roosevelt, qui voulait réformer le capitalisme pour le sauver et le consolider, avait dû affronter la Cour suprême qui avait essayé de faire abroger plusieurs de ses décisions. Roosevelt, pressé par la radicalisation à gauche des classes populaires, avait réussi à contrecarrer les décisions de la Cour suprême et avait imposé des mesures fortes, y compris en permettant aux syndicats de se renforcer dans les usines et aux travailleurs de recourir aux grèves pour obtenir des concessions des patrons.
. Il peut achever le travail entamé sous l’ère Reagan - Thatcher pour mettre à bas l’état providence. Comme nous l’enseigne N. Klein [1], l’état de choc dans lequel l’Europe a été plongée avec « la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
 »
offre l’opportunité d’accélérer cette attaque contre nos droits acquis par les luttes. La précarité se répand au sein même des pays considérés riches (la Triade Triade Les expressions « Triade » et « triadique » sont dues à K. Ohmae (1985). Elles ont été utilisées d’abord par les business schools et le journalisme économique, avant d’être adoptées très largement. Les trois pôles de la Triade désignent les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, mais autour de ces pôles se forment des associations un peu plus larges. Selon Ohmae, le seul espoir d’un pays en développement - il faut y ajouter désormais les anciens pays dits socialistes - est de se hisser au statut de membre associé, même périphérique, d’un des trois « pôles ». Cela vaut également pour les nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie, qui ont été intégrés par étapes, avec notamment des différences de pays à pays, dans le pôle dominé par le Japon (Chesnais, 1997, p. 85-86). ou le centre par opposition à la périphérie). Le surendettement et la pauvreté de masse n’est plus l’apanage des pays du Sud, ces ingrédients inhérents au capitalisme dur n’ont plus de frontière.

L’Europe s’enfonce dans la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. et nous nous dirigeons sur le même chemin que celui déjà emprunté par certains pays d’Amérique latine pour les mêmes raisons lors de la « década perdida » et ses émeutes de la faim, chemin déjà parcouru par la Grèce. Après Mohamed Bouazizi qui s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid avant que le peuple envahisse les rues de Tunisie, d’autres, en proie au désespoir et à la précarité, ont subit le même sort. Le 4 avril 2012, Dimitris Christoulas, retraité grec, s’est suicidé face au parlement pour éviter de faire les poubelles pour se nourrir [2] ; un homme de 51 ans s’est immolé par le feu le 8 août 2012 dans les locaux de la Caisse d’allocations familiales près de Paris alors qu’on lui avait suspendu ses revenus ; {}Angelo di Carlo s’est immolé par le feu devant la chambre des députés à Rome le 11 août dernier, il venait de perdre son emploi [3]… Le taux de suicide en Grèce qui était le plus faible d’Europe avant la crise est en passe de devenir un des plus importants du continent.

L’Espagne met en place un sauvetage bancaire majeur pour nationaliser les dettes privées au bénéfice des détenteurs du capital ; mais à quel prix ?

Après avoir offert près d’un million d’euro à chacun des cabinets d’audits privés Oliver Wyman et Roland Berger, le gouvernement Rajoy paie environ 2 millions d’euros à l’entreprise privée Alvarez & Marsal pour mettre en place l’entité qui gérera les actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
toxiques des banques nationalisées [4]. 4 millions d’euros s’échappent ainsi des caisses de l’Etat pour payer ces entreprises qui vont permettre de socialiser les dettes privées.

N’oublions pas que les banques privées espagnoles se financent auprès de la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
à un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
très bas de 1% (en dessous de l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. ) tout en percevant les intérêts (pouvant atteindre près de 6%) sur la dette publique du pays dont elles sont créancières. Les quelque 1000 milliards d’euros que la BCE a volontairement injecté à 1% d’intérêt à 3 ans auprès des banques privées européennes a majoritairement servi à ce qu’elles achètent de la dette souveraine à meilleur rendement pour se renflouer et « relancer l’économie ». Les banques espagnoles, en difficulté pour se financer sur le marché interbancaire Marché interbancaire Marché réservé aux banques pour échanger entre elles des actifs financiers et emprunter/prêter à court terme. C’est également sur le marché interbancaire que la Banque centrale européenne (BCE) intervient pour apporter ou reprendre des liquidités (gestion de la masse monétaire pour contrôler l’inflation). , ont répondu massivement à l’appel et ont augmenté considérablement leur exposition à la dette publique espagnole et d’autres pays d’Europe. Elles devaient ainsi près de 375 milliards d’euros à la BCE en juillet 2012 (375.549 millions), 11,4% de plus qu’un mois plus tôt en juin. La dette des banques espagnoles envers la BCE a plus que doublé depuis février 2012 lorsqu’elle atteignait 152 milliards d’euros, et est en forte augmentation depuis un an puisqu’elle était de 52 milliards d’euros (52.053 millions) un an plus tôt en juillet 2011 [5]. Avec cette somme d’argent de la BCE, les banques espagnoles ont donc investi énormément dans la dette publique espagnole dont elles détiennent maintenant plus de titres que le reste des investisseurs étrangers (banques, fond de pension et fond d’investissement). Le total de la dette publique de la zone euro aux mains des banques espagnoles atteignait fin avril 2012, le record de 263 milliards d’euros (263.300 millions). Les banques italiennes en contrôlaient alors 324 milliards d’euros [6].

Un juteux négoce lorsque le rendement de la dette publique ne cesse d’augmenter, comme c’est le cas. Au 25 mai, le Trésor Public avait déjà émis 62 milliards d’euros de ces bons de la dette depuis le début de l’année, soit 72% de ce qui était prévu pour tout l’exercice 2012. [7]

D’énormes profits qui semblent pourtant insuffisants pour combler des pertes dues à une corruption endémique, des salaires prohibitifs et une gestion calamiteuse dans l’immobilier. Il ne suffit donc pas d’octroyer de l’argent bon marché via la BCE pour que ces banques spéculent et s’enrichissent sur la dette publique ? Faut-il que la population vienne encore à leur rescousse ?

En Grèce, où le chômage atteint un nouveau record historique à 23,1 % de la population active pour le mois de mai de cette année, le nouveau gouvernement d’Antonis Samaras se prépare à réduire de 11,5 milliards d’euros les dépenses publiques pour 2013 et 2014 afin de satisfaire la troïka des principaux créanciers (Union européenne, BCE et FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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) et les banques privées. Les pensions de retraites ont déjà été réduites de 40% en 2 ans. Le déblocage, ou non, de la prochaine tranche de prêts de l’UE et du FMI attendus par Athènes d’un montant de 31,5 milliards d’euros dépend de l’application de cette nouvelle vague d’austérité. La Grèce vient de lever en août 4,063 milliards d’euros en bons du Trésor à trois mois, à un taux de 4,43 %, pour pouvoir rembourser une échéance de 3,2 milliards d’euros auprès de la BCE. Atteint de surendettement chronique soigneusement entretenu, la Grèce ne profite pas de ces entrées de capitaux qui repartent aussitôt en remboursements, seule une infime partie de l’argent reste dans les caisses de l’Etat.

D’autres pays entrent dans la spirale infernale de l’ajustement structurel où l’endettement sert de prétexte pour imposer l’austérité. Après Chypre, les trois principales agences privées de notation dégradent la note de dette souveraine de la Slovénie qui voit ses taux d’intérêt flamber pour ses emprunts à long terme. Le danger de devoir rembourser sa dette avec un intérêt supérieur à l’inflation est assuré, c’est l’effet boule de neige : de nouveaux emprunts seront nécessaires pour rembourser les anciens... Le vaste plan d’austérité voté début juillet par le parlement destiné à réduire le déficit public à 4 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
d’ici fin 2012, contre 6,4 % actuellement, ne suffit pas. Un deuxième plan, visant à couper encore plus dans les dépenses publiques, devrait voir le jour dans les mois qui viennent sous peine de voir la troïka envoyer une mission d’experts fouiller dans les comptes publics… Le FMI suspend un versement à l’Ukraine qui se refuse à augmenter le prix du gaz comme il avait suspendu un versement à la Grèce dans l’attente des résultats des dernières élections. Le diktat des créanciers règne.

Face aux plus grands reculs sociaux d’après guerre, il est temps de réclamer justice, souveraineté populaire et démocratie réelle. Il est nécessaire de repousser radicalement cette politique d’austérité qui n’offre pas de sortie de crise mais au contraire augmente les déficits et la dette. Place à l’union des forces de la gauche sans concession avec le capitalisme, pour contrer cette attaque sans précédent contre la démocratie. Au delà du vote décisif du 12 septembre aux Pays-Bas où le candidat de gauche Emile Roemer hostile à la politique néolibérale européenne pourrait remporter les élections, de nombreuses initiatives au niveau international convergent en solidarité avec le peuple grec pour lutter contre la dette et l’austérité. L’Alter Summit (www.altersummit.eu) ou l’appel ICAN (International Citizen debt Audit Network) vont dans ce sens.


Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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