Le mythe du rattrapage

7 octobre 2014 par Renaud Duterme


Comme l’ont montré de nombreux chercheurs reconnus, l’avantage économique des pays développés sur le reste du monde est relativement récent. Selon Paul Bairoch, en 1750, le PNB de l’ensemble des pays qui allaient plus tard constituer le tiers monde était presque le triple de celui des pays développés. Même reporté au nombre d’habitants, le chiffre était légèrement supérieur. Ce n’est qu’à partir de cette époque qu’on constate progressivement un décalage entre la croissance économique des pays du Centre par rapport à ceux de la Périphérie. [1] Ce décalage n’a évidemment rien du hasard puisque c’est à ce moment que des mécanismes d’exploitation vont se mettre en place à l’échelle mondiale, à la faveur de la conquête du monde par les puissances européennes.



Quand l’exploitation nourrit la croissance

La traite négrière va ainsi à la fois leur fournir une main-d’œuvre gratuite considérable mais également saigner le continent africain de plusieurs millions de personnes. Parallèlement, la colonisation, de l’Amérique puis des autres continents, va approvisionner l’Europe des capitaux et des ressources nécessaires à son industrialisation tels que l’or, l’argent, le coton ou encore le caoutchouc. La copie et surtout la destruction de l’artisanat indigène, ainsi que l’accaparement des terres nouvellement colonisées vont compléter ce que Karl Marx nommera l’accumulation primitive du capital. Comme Kenneth Pomeranz le souligne, les avantages de la Grande-Bretagne sur d’autres régions du monde (notamment en Chine) furent notamment l’accès simultané aux ressources du nouveau monde et la possibilité d’envoyer une partie de sa population dans les nouveaux territoires, ce qui soulagea les pressions environnementales. [2] Malgré les vagues d’indépendances, ce pillage continuera jusqu’à aujourd’hui par le biais d’un système néocolonial constitué d’endettement et d’appui à des dictatures corrompues favorables aux intérêts d’une élite économique et financière.

Des externalités délocalisées

Entendons-nous bien, l’exploitation des matières premières du Sud n’est pas le seul facteur ayant encouragé la croissance de l’Europe et des Etats-Unis. En fait, cette croissance n’a pu atteindre de tels niveaux que parce que ce sont les pays du tiers monde qui en ont largement payé le prix. Il suffit de voir les impacts désastreux de l’exploitation de la main d’œuvre qui persiste jusqu’à aujourd’hui, à savoir des conditions de travail et de vie déplorables dans la plupart des pays du Sud. C’est d’ailleurs ce qui explique partiellement encore aujourd’hui les profits faramineux de nombreuses entreprises transnationales prédatrices mais également le faible prix relatif de la plupart de nos biens de consommation courante. Par ailleurs, l’environnement subit de plein fouet les effets d’une production et d’une surconsommation débridées, et ce dans la plupart des domaines de la sphère productive. On peut évidemment mentionner le saccage environnemental des industries pétrolières et minières dans de nombreuses régions du Sud, telles que l’Equateur, le Nigéria ou l’Indonésie. On doit également souligner les impacts considérables d’un mode de production alimentaire et agricole productiviste imposé par le pouvoir de l’agrobusiness, notamment grâce à la généralisation des politiques de libre-échange : épuisement des sols, atteinte à la biodiversité, déforestation, désertification, empoisonnement chimique des sols et des rivières, épuisement des ressources halieutiques, … Même en fin de vie, les déchets non utilisés qui, n’étant pour la plupart pas une source de profit, sont envoyés dans divers pays pour y être stockés, enterrés ou démantelés dans des décharges à ciel ouvert par des êtres humains sans autre perspective d’avenir. Cela va des rejets industriels aux vieux cargos en passant par les déchets électroniques en tout genre. [3]

Le modèle Centre-Périphérie sous l’angle environnemental

Cela actualise en quelque sorte la vision décrite par Fernand Braudel, selon laquelle toute économie-monde est « partagée en zones concentriques, de moins en moins favorisées à mesure que l’on s’éloigne de son pôle triomphant ». Pour Braudel, « si le Centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». [4] Cette phrase explique à elle seule la situation qui persiste jusqu’à aujourd’hui et n’exclut pas les dernières évolutions telles que la montée en puissance des pays émergents. Braudel se livre ainsi à une description de ces « pays intermédiaires, ces voisins, ces concurrents, ces émules du centre : là, peu de paysans libres, peu d’hommes libres, des échanges imparfaits, des organisations bancaires et financières incomplètes, tenues souvent du dehors, des industries relativement traditionnelles ». [5] On peut approfondir cette analyse sous l’angle écologique puisque la périphérie sert à la fois de source d’approvisionnement mais aussi de dépotoir pour les sous-produits de la croissance. Plus généralement, c’est toute une série de nuisances qui ont été transférées à la périphérie, principalement pour contourner des législations de plus en plus strictes dans les pays riches. [6]. De nombreux progrès environnementaux ont ainsi été réalisés sur le compte des plus pauvres, ce qui a pour effet pervers d’éloigner les consommateurs des aspects les plus sombres d’un mode de production et de consommation qui concerne de plus en plus populations, limitant fortement la possibilité d’une prise de conscience environnementale chez les citoyens.

Une croissance qui ne peut qu’être exclusive

À l’ensemble des désastres sociaux et environnementaux ayant nourri la Croissance, il convient d’ajouter l’épuisement de nombreuses ressources. La raréfaction conjointe des énergies fossiles, de nombreux métaux et des ressources alimentaires [7] vont rendre impossible le « rattrapage » des pays du Sud à un niveau de production et de consommation tel qu’il existe dans les pays les plus riches. Cette réalité fait donc de ce rattrapage un mythe qui, comme bien d’autres entretenus par l’idéologie néolibérale, ne sert qu’à dissimuler la vraie nature du « développement » ou de la « croissance », à savoir l’exploitation du plus grand nombre par ceux qui en profitent : les grandes multinationales et leurs serviteurs politiques, au Nord comme au Sud.


Notes

[1BAIROCH Paul, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, Paris, 1999, p134.

[2POMERANZ Kenneth, Une grande divergence, Albin Michel, Paris, 2010.

[3Voir le chapitre NIMBY, la transformation du monde en décharge, in DE RUEST Eric, DUTERME Renaud, La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013.

[4BRAUDEL Fernand, La Dynamique du capitalisme, Flammarion, Paris, pp94-98.

[5BRAUDEL, p95. Cela n’empêche pas par ailleurs l’essor d’entreprises nationales puissantes, lesquelles vont se livrer dans les pays de la périphérie à un pillage similaire à celui perpétré par le centre. Les exemples de la Chine en Afrique ou du Brésil vis-à-vis de ses voisins sont sans doute emblématiques.

[6Selon Aurélien Bernier, entre 1990 et 2008, les émissions de gaz à effet de serre transférées dans les pays du Sud par le biais des délocalisations industrielles dépassent la baisse obtenue dans les pays du Nord. Lire Comment la mondialisation a tué l’écologie, Mille et une nuits, Paris, 2012

[7MEADOWS Donella et Denis, RANDERS Jorgen, Les limites de la croissance, Rue de l’échiquier, Paris, 2012, pp102-172

Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

Autres articles en français de Renaud Duterme (54)

0 | 10 | 20 | 30 | 40 | 50