Le poids des multinationales dans la dette de la RDC

21 décembre 2006 par Erik Rydberg




Il m’a été demandé de dire quelques mots de la nécessaire prise en compte des multinationales dans l’audit de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
que le CADTM se propose de lancer.

Je ne suis pas un spécialiste de la dette ni de la RDC. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je sais cependant qu’il s’agit d’un pays extrêmement riche en ressources naturelles (cuivre, cobalt, or, diamant, coltan....) et que ces richesses forment l’arrière-plan de la colonisation du pays, de son pillage systématique, de ses guerres intestines et des multiples velléités sécessionnistes dont elle a été et reste la victime.

Il a beaucoup été question ici du rôle néfaste et inacceptable joué par les institutions financières internationales, communément appelées les IFI : Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, les bras armés, à grand renfort de « prêts odieux », de l’investissement étranger sous le manteau duquel les multinationales vampirisent le tiers-monde. Il a aussi été question de ces dernières, du gigantisme de leurs opérations (barrage Inga, extension de la Gecaminnes), qui n’ont en rien servi le peuple congolais, que du contraire. Il faut s’y arrêter un instant.

Autant, en effet, les IFI ont-elles plongé et écrasé la RDC dans un endettement inutile répondant à des intérêts extérieurs, autant ce processus ne prend de sens qu’en identifiant ceux qui en bénéficient, les multinationales, dont les activités justifiaient ces prêts. On citera volontiers ici les experts ougandais Onyango et Udagama qui, en juin 2000, dans un rapport rédigé pour les Nations Unies, déclaraient ceci : « L’OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
est presque totalement entre les mains des sociétés transcontinentales privées. » [1] En dix mots, la messe est dite... L’OMC, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international sont entre les mains des multinationales, et le pillage, l’endettement du Congo est d’abord le résultat d’un capitalisme prédateur, ce qui est, soit dit en passant, dans sa nature, il fonctionne en exploitant travailleurs et nations, en s’appropriant leur surtravail, en réalisant des superprofits dans le tiers-monde.

Il convient ici, au détour d’une autre citation, de remonter un peu dans le temps et de mettre les choses en perspective. Voici peu [2], le secrétaire général de l’Organisation mondiale du travail, Juan Somavia, relevait que l’écart entre les pays riches et les pays pauvres est passé, depuis les années soixante, d’un facteur de 50 à 1 à un facteur de 120 à 1. Dit autrement, le tiers-monde ne cesse de se tiers-mondiser, de s’appauvrir.

Cela ne s’est pas fait tout seul. C’est le résultat de trente années de « capitalisme triomphant » et de marchandisation à outrance, sous toutes ses formes, nationales et internationales, des rapports sociaux. Le tableau est connu. Ses conséquences, pour le tiers-monde, se sont traduites par un affaiblissement radical de ses institutions, à commencer par la Cnuced Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
(Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement). Porteuse des espoirs d’un nouvel ordre économique international, la Cnuced s’est vue, au fil des années, déshabillée de toutes ses compétences, y compris en termes de contre-pouvoir et de contre-proposition en matière d’investissements des multinationales - processus admirablement décrit par Muchkund Dubey du Research and Information System for Developing Countries (RIS) à Dehli [3]. On s’y reportera.

Il faut retenir cela et retenir que cette évolution, pour reprendre l’expression de Serge Halimi, avait pour but de « créer les conditions de l’impuissance publique », c’est à dire, entre autres, éliminer tous les obstacles juridiques démocratiques par lesquels les peuples ont cherché à encadrer l’activité des multinationales au profit des seules lois du marché et de ses mécanismes dits « autorégulateurs ». Ces dernières portent un nom : responsabilité sociale des entreprises, que d’aucuns qualifient, à juste titre, de « soft law », de loi « molle », il s’agit en effet de dispositifs non contraignants que les entreprises mettent en place elles-mêmes en revendiquant un minimum de contrôle externe. Partant, elles ne connaissent et n’admettent que leurs propres lois, dont elles sont juge et partie.

C’est dans ce contexte qu’il faut voir l’initiative d’une coalition d’ONG, dont le Gresea, le CADTM et le CNCD, de déposer en novembre 2004 une plainte contre des faits de pillage commis au Congo par quatre entreprises belges, le groupe Forrest, Nami Gems, la Belgolaise et Cogecom. Je n’entrerai pas dans le détail de cette procédure, elle est décrite dans le dernier numéro de notre trimestriel Gresea Echos, que nous tenons à votre disposition. L’essentiel, ici, est d’en percevoir la fonction idéologique. Il ne s’agit pas d’une plainte en justice, elle ne s’appuie pas sur des lois votées en bonne et due forme. C’est une procédure qui s’inscrit dans le cadre de recommandations que les Etats, réunis dans l’Organisation pour le commerce et le développement économique (OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
), adressent aux multinationales. Ces recommandations, qui forment un ensemble de « normes » déclinées en dix chapitres, sont pour partie très ambitieuses, elles vont, dans leurs exigences de bonnes pratiques demandées aux multinationales, souvent plus loin que ce qu’exigent nos lois nationales. Mais : du vent. Cela n’a rien de contraignant, ce sont des voeux pieux, de la « responsabilité sociale des entreprises », des « normes » que les entreprises choisissent de respecter - ou non.

Une des principales raisons de ces plaintes est de mettre en évidence cette contradiction. Montrer que les Etats, en édictant ces normes, organisent leur propre impuissance. Et nous invitent, en tant qu’ONG, à jouer le jeu et, donc, à nous en rendre complices. Ce qu’il nous faut refuser, naturellement. D’emblée, ici, Pierre Galand a souligné l’importance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela réclame, plus que jamais, une pédagogie. Une pédagogie qui insiste sur la nécessité pour le tiers-monde de reconquérir sa place dans des instances « syndicales » telles que la Cnuced, le Mouvement des Non Alignés ou le Groupe des 77. Une pédagogie qui met en évidence que le recul des Etats et des organisations de travail est un recul des opprimés. Une pédagogie qui, soumettant la dette du Congo à un audit citoyen et critique, invite à appliquer la règle d’or de toute enquête financière : à qui profite le crime ? Aux IFI, certes, aux multinationales, sans doute, mais lesquelles, dirigées par qui, avec quelles complicités, quand et pourquoi ? Pour le dire autrement, la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
du Congo, on l’a vu par des exemples abondants, résulte largement d’un régime corrompu : il ne faudrait pas perdre de vue, pour autant, qu’il n’a pu exister que grâce à un « régime de corrupteurs ». Je vous remercie.


Notes

[1Jean Ziegler, « Les nouveaux maîtres du monde », 2002.

[2International Herald Tribune, 27 février 2004.

[3« Reinventing UNCTAD : Some proposals for the UNCTAD Mid-Term Review », M. Dubey, RIS Discussion Paper, n° 110, juillet 2006.