Lettre au gouverneur de la Banque centrale de Tunisie

21 mars 2011




Tunis, le 20 mars 2011
Monsieur Mustapha Kamel Nabli
Gouverneur de notre Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. (BCT)

Monsieur le Gouverneur, le 21 janvier 2011, lors de la conférence de presse que vous avez tenue peu de temps après votre arrivée de Washington, où vous avez occupé la direction Moyen-Orient/Afrique du Nord à la Banque Mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, pour occuper le poste de gouverneur de la BCT, vous avez déclaré que : ‘La Tunisie remboursera ses dettes dans les délais’, d’un montant de 1120 millions de dinars, ‘moyennant le recours aux ressources du budget de l’État’.

Nous, tunisiennes et tunisiens rassemblés, en ce jour de gloire, devant la banque centrale qui est la nôtre :

Considérant que, la Tunisie a besoin de mobiliser, de toute urgence, toutes ses ressources financières, afin de faire face aux nécessités de la situation actuelle, notamment : l’extrême pauvreté, l’indemnisation des chômeurs, l’amélioration de la situation matérielle des salariés, etc.
Considérant la situation exceptionnelle que traverse notre pays et au vu des besoins sociaux immenses,

Considérant l’argument juridique de l’état de nécessité qui permet aux États se trouvant dans de graves difficultés financières de suspendre unilatéralement le paiement de leurs dettes (avec gel des intérêts) pour donner la priorité aux besoins de la population,

Considérant l’exemple de l’Argentine qui a fait le choix de suspendre unilatéralement le remboursement de sa dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique entre 2001 et 2005 pour ne pas sacrifier les besoins de sa population et a pu, grâce ce moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
, renouer avec la croissance économique ;

Considérant que l’ex-dictateur, son gouvernement et son parlement qui ont fait le choix de payer le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. ont été tous chassés par la révolution du peuple tunisien, leurs décisions sont, désormais nulles et non avenues ;

Vu que vous avez déclaré, lors de la même conférence de presse exercer vos fonctions sous l’autorité du Président de la République et que vous n’avez de compte à rendre qu’à lui seul ;
Vu que le mandat de l’actuel Président de la République, n’a plus aucun fondement légal depuis le 15 mars 2011.

En conséquence, votre décision de payer les 1120 millions de dinars prévue dans la Loi n°2010-58, du 17 décembre 2010, portant loi de finances pour l’année 2011, n’a aucun fondement légal. Et, devra être sanctionnée par des poursuites au pénal et au civil car il s’agit d’un acte hostile au peuple.
Plutôt que de payer la dette du dictateur, en utilisant l’argent du peuple, nous vous informons que nous demandons au pouvoir judiciaire d’agir afin de rapatrier l’argent mal acquis par Ben Ali et ses proches et qui est déposé dans les banques étrangères.

Considérant l’appel (en cours de signature) des parlementaires européens qui demande la suspension immédiate du remboursement des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). européennes (avec gel des intérêts) à l’égard de la Tunisie et un audit de ces créances pour identifier la part illégitime, celle qui n’a pas profité au peuple tunisien et qui doit être annulée sans conditions.

Nous vous demandons de décréter immédiatement un moratoire unilatéral sur la dette publique de la Tunisie (avec gel des intérêts), pendant la durée de réalisation d’un audit de cette dette. En effet, une part importante de celle-ci est héritée de la dictature de Ben Ali et revêt, par conséquent, la qualification juridique de « dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 ». Selon la doctrine de la dette odieuse, reconnue en droit international : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ». En accordant des prêts à la dictature de Ben Ali, les créanciers « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir », selon cette doctrine.

L’audit, qui devrait porter sur l’intégralité de la dette publique de la Tunisie et associer des représentants de la société civile tunisienne et internationale, comme l’a fait le gouvernement équatorien en 2007-2008, permettra de faire la lumière sur la destination des fonds empruntés, les circonstances qui entourent la conclusion des contrats de prêts, la contrepartie de ces prêts (les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. ) ainsi que leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques. L’audit permettra ainsi d’identifier la part illégitime de la dette tunisienne, qui doit en conséquence être répudiée, mais aussi d’éviter la formation d’un nouveau cycle d’endettement illégitime et insoutenable en responsabilisant les créanciers et le futur gouvernent de Tunisie.
Cette richesse qui est la propriété du peuple tunisien doit lui être restituée. Lui seul est en droit d’en décider l’usage afin de la mettre au service des aspirations légitimes portées par la révolution.

Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur nos salutations citoyennes.

Signataires :
Raid Attac / Cadtm Tunisie
Union des Diplômés de l’université Chômeurs