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La Tunisie face à l’impérialisme économique : une analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture

Version longue

19 septembre par Ines Zaghdoudi


Vue aérienne d’un champ d’oliviers dans la région de Zarzis. Photo : Water Alternatives Photos, CC, Flickr, https://www.flickr.com/photos/water_alternatives/51008007283

La Tunisie, tout comme de nombreux pays du Sud global, est confrontée à une crise multidimensionnelle touchant ses ressources les plus vitales et entrelaçant des aspects économiques, environnementaux et sociaux. Cette crise n’est pas le fruit du hasard, mais bien le résultat d’un long processus historique régi par un ordre économique impérialiste qui érode les capacités des nations périphériques à se développer de manière autonome.
Dans cet article, nous examinerons plus particulièrement les répercussions de cette crise sur les ressources vitales comme l’eau, l’alimentation et les terres agricoles en Tunisie, dans un contexte de crise économique. Autrement dit, comment l’impérialisme économique, l’ingérence des institutions financières internationales (IFIs) et les politiques néolibérales ont conduit à une dépossession généralisée des ressources et à une dépendance perpétuelle vis-à-vis du Nord global ?


  1. La crise de l’alimentation, de la terre et de l’eau à la lumière de l’extermination sioniste du peuple palestinien à Gaza
  2. UPOV, main basse sur les semences en Argentine
  3. Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteurices
  4. La crise alimentaire internationale et les propositions pour en sortir
  5. Éradiquer la faim en 2030 : une chimère ?
  6. Dette extérieure et droit à l’alimentation
  7. Solange Koné : « Il faut lier les cultures agricoles aux besoins de la population »
  8. Agricultrices et souveraineté alimentaire en Côte d’Ivoire
  9. Haïti : Dette et souveraineté alimentaire, l’impossible cohabitation
  10. Madagascar : La lutte pour la souveraineté foncière continue
  11. La nuit tombe sur la souveraineté alimentaire mexicaine
  12. Argentine : le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei s’attaque à la souveraineté alimentaire
  13. Les défis de la souveraineté alimentaire en Inde
  14. La Tunisie face à l’impérialisme économique : analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture
  15. Liban : Une crise alimentaire sur fond de guerre et d’exploitation capitaliste
  16. Maroc : crise alimentaire et stress hydrique dans le contexte de la crise économique, de la dette et des pressions des institutions financières mondiales
  17. Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
  18. Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire
  19. La politique d’exportation dans l’agriculture égyptienne : repenser le dilemme
  20. Roxane Mitralias : « Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial »
  21. L’accès à la terre : le champ de bataille ?
  22. Belgique : La transition du système alimentaire – Bilan de 10 années de luttes
  23. La Tunisie face à l’impérialisme économique : une analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture

 Néocolonialisme et impérialisme : deux faces d’une même pièce

L’impérialisme se traduit par le transfert de la valeur de la périphérie vers le centre du système mondial capitaliste ou, en d’autres termes, du Sud vers le Nord.
Le mode de production capitaliste est à l’origine de l’impérialisme et de son besoin expansionniste pour faire face à la baisse tendancielle du taux de profit. En effet, pour continuer à exister, le capitalisme doit se métastaser dans la pratique de l’impérialisme. Étant fondé sur l’accumulation perpétuelle du capital et une concurrence permanente entre capitalistes, il nécessite systématiquement des intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations. bon marché (la main-d’œuvre, les matières premières, la terre et l’énergie) et de nouveaux marchés pour la commercialisation des marchandises (Marx, 1976 ; Lénine, 1916).

Un tel système expansionniste ne peut fonctionner dans un système économique fermé et a
besoin d’un « extérieur », d’une zone périphérique où il peut se procurer ces intrants à un prix aussi bas que possible et où il peut déverser sa marchandise et les énormes déchets qu’il produit. Une zone dominée où la vie, le travail et la terre sont considérés comme ayant moins de valeur sur le plan économique et où la résistance peut être réprimée en toute impunité (Amin, 1974 ; Kadri, 2023).

Si le colonialisme a constitué « l’âge d’or du capitalisme » et a permis une répartition sanguinaire des territoires entre puissances impérialistes, c’est la fuite de la valeur du Sud vers le Nord qui a été un facteur déterminant dans le développement capitaliste, produisant et reproduisant une dynamique d’accumulation du capital dans le noyau impérial, et un appauvrissement ou un drainage de la valeur au niveau de la périphérie (Amin, 1974 ;) et ainsi un développement inégal.
Avec la décolonisation, les anciennes puissances coloniales ont cherché à maintenir leur domination impérialiste en instaurant des moyens économiques et monétaires qui préservent leurs intérêts et perpétuent les mêmes inégalités structurelles (Kwame Nkrumah, 1969). Les mécanismes néocoloniaux tels que l’endettement , les accords commerciaux inégaux ont fortement contribué à maintenir les pays du Sud dans une position de dépendance vis-à-vis du Nord.

La libéralisation du commerce international et la division mondiale du travail ont perpétué cette dynamique de transfert de valeur en enfermant les pays du Sud dans des rôles subalternes au sein de la chaîne de valeur mondiale [1]. Ces pays sont majoritairement sources de matières premières ou une destination pour la délocalisation d’industries obsolètes et à faible valeur ajoutée [2].

Par ailleurs, les exportations des pays sous-développés à destination des pays développés sont dévaluées par le bas-salaire des travailleur.euses du Sud par rapport à ceux du Nord.
Cet échange inégal souvent favorisé par le biais d’investissement étranger des firmes des nations développées entraîne un surprofit et un transfert de valeur du Sud vers le Nord.

Suite à la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des années 80, le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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ont conditionné toute restructuration de dettes à l’adoption des programmes d’ajustement structurel (PAS). Ces programmes ou “traitement de choc” étaient censé assainir les économies des pays endettés afin d’assurer leur insertion sur le marché mondial et leur permettre, en vertu de leurs avantages comparatifs, de développer des activités exportatrices et génératrices de devises permettant le remboursement de leur dette [3]. Mais sans pour autant remettre en cause les relations d’échange inégale.

Loin de régler les maux dont souffrent les pays dit en voie de développement, ces PAS ont perpétué les crises Ils se sont traduits par une mise sous tutelle des économies des pays endettés vis- à -vis de leurs créanciers, tout en imposant des mesures draconiennes à leur peuple et aux travailleur.euses en premier plan. Ces mesures comprennent systématiquement l’adoption des politiques néolibérales, l’austérité budgétaire, la privatisation, la réduction des subventions et de la dépense publique [4] et ont fortement impacté les droits et les conditions de vie des populations.

La Tunisie, comme de nombreux pays du Sud global, est devenue économiquement dépendante de l’impérialisme et en particulier de l’impérialisme européen avec un surendettement cumulé sur ces décennies. Son endettement représente 80% de son PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
en 2021 avec 50% de dette extérieure [5].

 Libéralisation du secteur agricole Tunisien : un continuum de dépossession, d’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. et de dépendance

Pour comprendre les origines des crises relatives à l’eau, la terre et l’alimentation, il est indispensable de considérer les orientations politiques de l’État dans le secteur agricole.

En 1986, suite au démantèlement de l’expérience coopérative [6] et sous l’influence d’une idéologie libérale croissante, l’État a adopté le PAS agricole et les mesures néolibérales préconisées par les IFIs. Ceci a engendré un changement fondamental dans les modes de production agricole, qui consiste en un passage vers un mode de production intensif et extractiviste, afin de permettre une ouverture sur le marché mondial. Obéissant à la logique néolibérale des avantages comparatifs, les cultures stratégiques comme les cultures céréalière et fourragère, l’élevage de bétail et la production de viande et de lait ont été relégués au second plan, laissant place à des importations. Le pays reste à ce jour extrêmement dépendant des importations des céréales pour la consommation humaine à hauteur de 50% et 60% pour celles utilisées pour l’alimentation du bétail [7]. En parallèle, les investissements agricoles se sont tournés vers des cultures censées être plus lucratives puisque destinés à l’exportation comme les dattes, les agrumes, d’huile d’olive et autres cultures de fruits et légumes.

Ces politiques de libéralisation se sont poursuivies à travers d’autres accords régionaux et mondiaux, notamment l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT GATT Le G77 est une émanation du Groupe des pays en voie de développement qui se sont réunis pour préparer la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) à Genève en 1964. Le Groupe offre un forum aux PED pour discuter des problèmes économiques et monétaires internationaux. En 2021, le G77 regroupait plus de 130 pays. ) en 1990, qui prévoyait la poursuite de la suppression des subventions et de la libéralisation des droits de douane sur les produits agricoles. Puis, l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
en 1995, qui a renforcé la libéralisation des échanges entre la Tunisie et l’UE, mais qui ne concernaient que certains produits agricoles. Depuis 2015, l’ALECA [8] vise à inclure davantage secteur agricole dans le processus de libéralisation économique, à travers l’ouverture des investissements agricoles, l’élimination des barrières douanière et des les politiques protectionnistes [9].

L’incorporation de l’agriculture dans un mode de production capitaliste, principalement orienté vers un marché mondial régi par des relations d’échange inégales, a entraîné une exploitation intense des ressources naturelles et humaines.

L’État a drastiquement restreint son domaine foncier au profit du secteur privé, en particulier après l’adoption des PAS. Ces réformes ont également inclus la liquidation des terres tribales et collectives. La dépossession des paysannes et petites agriculteurices d’un moyen de production substantiel a significativement transformé les structures sociales productrices et a contribué à la précarisation du travail agricole [10]. Même après la révolution de 2010/2011, l’État a réussi à réprimer la quasi-totalité des tentatives de réappropriation des terres dans diverses zones rurales. Cette répression fut particulièrement forte après les élections de 2014, avec un retour à l’approche autoritaire et clientéliste qui favorise les intérêts des grands investisseurs au détriment des gestionnaires historiques et travailleur.euses agricoles sans terre [11].

Mais ce changement de mode de production a aussi créé une dépendance accrue à l’importation des intrants agricoles, à savoir les semences, les céréales fourragères, les engrais, les produits phytosanitaires et les différentes technologies [12]. Cette dépendance croissante et composite aux importations place la Tunisie dans une situation précaire face à la compétitivité sur le marché mondial et l’expose fortement aux chocs extérieurs relatif aux diverses conséquences des crises géopolitiques et économiques notamment, la volatilité des prix des intrants, la perturbation des chaînes d’approvisionnement [13].

En ce qui concerne les ressources hydriques, la production agricole, principalement axée sur les cultures commerciales et exportables, consomme près de 80 % des ressources en eau disponibles. Là aussi, les politiques en termes de gestion de cette ressource ont été fortement adaptées aux besoins du marché international et aux exigences du libre-échange.

Prenons l’exemple du projet des Eaux du Nord en Tunisie, lancé en 1977. L’aménagement d’une infrastructure de collecte et de transfert de l’eau de surface de l’extrême nord vers le Cap Bon pour soutenir les plantations d’agrumes, a constitué un investissement coûteux pour l’État, qui a dû recourir à l’endettement auprès de la Banque Mondiale. Les cultures d‘agrumes représentent désormais la moitié des superficies irriguées du Cap Bon. De plus, la priorité accordée à ces cultures a encouragé les agriculteurs et agricultrices à changer leurs cultures traditionnelles. Cette politique a engendré une surproduction d’agrumes peu rentables en termes de devises et extrêmement coûteuse et extractiviste des ressources hydriques [14].

L’agriculture laissée entre les mains des grands investisseurs tunisiens et étrangers a renforcé cette logique marchande et extractiviste. Ces derniers privilégiant les cultures susceptibles de maximiser leurs profits en devises étrangères, des projets à vocation exportatrice, complètement inadaptés aux conditions locales ont ainsi vu le jour. Les cultures gourmandes en eau comme celle du jojoba, oliviers irrigués, tomates etc, sont produites intensivement dans des régions arides en épuisant les ressources souterraines. En conséquence, d’énormes quantités d’eau sont exportées chaque année avec cette production, contribuant ainsi à aggraver la crise de l’eau en Tunisie [15].

Pour comprendre les limites de ce modèle en Tunisie et son dangers sur sa souveraineté alimentaire, considérant le cas des céréales qui composent majoritairement le régime alimentaire des tunisien.nes. La Tunisie a recours aux marchés étrangers pour se procurer environ deux tiers de ses besoins. Depuis 2021, elle fait face à d’importantes perturbations d’approvisionnement suite de la pandémie de Covid-19 et continuent avec le conflit russo-ukrainien. La flambée des prix a multiplié les pénuries alimentaires sur le marché local en grande partie à cause de son incapacité de paiement en devises. D’autre part, la baisse des réserves de change en Tunisie et sa dépression monétaire complique davantage le processus d’approvisionnement des besoins en céréales importées [16].

Pire encore, comme la plupart des pays africains et en dépit de leur important potentiel agricole, elle souffre d’un déficit de la balance commerciale Balance commerciale
Balance des biens et services
La balance commerciale d’un pays mesure la différence entre ses ventes de marchandises (exportations) et ses achats (importations). Le résultat est le solde commercial (déficitaire ou excédentaire).
alimentaire sur ces trois décennies [17]. Des études ont même établi une corrélation entre l’endettement et la crise alimentaire. L’application des PAS a compromis la capacité de ces pays à assurer leurs besoins alimentaires nationaux sans dépendre des importations, ce qui a marginalisé les petits producteurs et productrices et altéré les régimes alimentaires traditionnels [18]. Ces impacts se sont ensuite accentués, notamment dans un contexte de libéralisation multilatérale du commerce [19].

 La quête énergétique de l’Europe en Tunisie : le néo-colonialisme vert

Avec l’objectif mondial de transition énergétique, on observe les mêmes mécanismes de pillage des ressources, notamment l’extractivisme des ressources hydriques et l’accaparement des terres :
Dans un contexte de crise énergétique mondiale et de flambée des prix des hydrocarbures liée à la guerre russo-ukrainienne, l’Europe cherche à accélérer sa transition énergétique vers des énergies renouvelables et compte réhausser ses objectifs en matière d’énergies renouvelables, en portant leur part à 45% d’ici 2030 [20]. C’est le plan REpowerEU.
Pour cela, son regard est évidemment porté sur l’Afrique du Nord pour son potentiel solaire et sa proximité géographique. En Tunisie, au Maroc, en Algérie et en Égypte, des entreprises européennes s’installent dans le désert où elles projettent d’y construire des mégaprojets avec une même logique d’extraction des ressources et de transfert de la valeur.

Ainsi, en Tunisie le projet TuNur [21] a vu le jour. Alors que seulement 3% de l’électricité tunisienne provient des énergies renouvelables, et que le pays peine à sécuriser ses ces importations en énergies fossiles, et dans un contexte de crise financière, ce projet a pour seule ambition de produire l’énergie solaire sur les terres Tunisiennes pour et l’exporter vers l’Europe, sans pour autant en faire profiter au les populations locales. Ce projet prévoit également l’appropriation des terres entraînant une énième dépossession foncière et bouleversant les modes de vie locaux. De plus, ces genre de projets nécessitent d’importants investissements, et des coûts élevés pour les gouvernements locaux, comme démontré par l’exemple de la centrale solaire Noor au Maroc [22].

Un autre exemple tout aussi pertinent : la récente stratégie nationale de l’hydrogène vert lancée par le ministère en charge de l’énergie et l’agence de coopération internationale allemande pour le développement (GIZ). Une feuille de route a été créée pour l’exportation de 6 millions de tonnes d’hydrogène vert à l’horizon 2050. On retrouve les mêmes traits de “coopération Nord-Sud”, la Tunisie devra s’endetter davantage auprès des IFIs pour l’aménagement de l’infrastructure nécessaire, un investissement à hauteur de 117.2 milliards d’euros. Elle fournira des ressources naturelles telles que la terre et l’eau au prix le plus bas. Sans tenir compte du stress hydrique et de la sécheresse prolongée sur ces dernières années, la Tunisie devra implémenter des stations de dessalement avec tout ce que cela représente comme danger écologique. Au moins 500 000 hectares de terres dans le sud tunisien seront exploités et, dans la plupart des cas, seront fournis soit par saisie forcée terres de collectivités, soit par des terres domaniales. En « contrepartie », trois quart de la production sera exportée en Europe d’ici 2050. Les équipements et la technologie de mise en œuvre de ce projet ouvriront de nouveaux marchés aux industries européennes [23].

Sur le plan politique, ces initiatives posent des questions de souveraineté énergétique et de relations économiques inégales entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Tout comme l’assujettissement économique impérialiste a sapé l’autonomie politique et économique des nations du Sud, la transition énergétique s’inscrit dans une même dynamique d’accaparement, faisant écho à la mission coloniale civilisatrice.

 Conclusion :

À travers le secteur agricole, nous avons cherché à mettre en lumière l’influence prépondérante des IFIs et des politiques néolibérales sur les orientations économiques du pays. L’imposition des programmes d’ajustement structurel ont favorisé l’exportation de matières premières ou de produits à faible valeur ajoutée, entraînant une augmentation conséquente des importations d’aliments, de combustibles, d’équipements et de technologies et par conséquent un déficit structurel. Les résultats de ces politiques sont clairs : ils ont conduit à la dépendance de l’État vis-à-vis du marché et du capital, à la perte de sa capacité à protéger ses ressources, son marché et sa production. Ce schéma est le même dans tous les secteurs économiques.
Même face à une conjoncture mondiale marquée par des crises climatiques et économiques, les puissances impérialistes continuent de proposer les mêmes recettes pour une transition énergétique qui maintient leur domination sur le marché mondial et dicte les termes de la division internationale du travail.
Après des décennies de financement, d’assistance technique et de coopération, il est clair que leurs "solutions” proposées ne fonctionnent pas, et n’ont fait que piéger les pays du Sud dans un cycle de dette sans fin. Face à une telle contradiction apparente du modèle économique et la succession de crises, il est nécessaire de penser un nouveau modèle de développement qui génère une richesse décentralisée pour s’affranchir de cette tutelle et instaurer une réelle souveraineté.


Notes

[3La dette des pays en développ ement : bilan et perspectives
https://www.bse.u-bordeaux.fr/wp-content/uploads/2020/02/DT82.pdf

[4Morales, J.-A. (2003). Les institutions financières internationales vues du Sud. Reflets et perspectives de la vie économique. https://doi.org/10.3917/rpve.422.0057.

[5Données de la banque mondiale

[8Accord de Libre Échange Complet et Approfondi

[15Même source

Ines Zaghdoudi

Chercheuse sur les enjeux économiques et socioécologiques liés aux droits d’accès aux ressources naturelles