Organisons la lutte contre les dettes illégitimes, pour l’émancipation sociale et l’écosocialisme

7 mars 2016 par Eric Toussaint , Igor Burdyga


Kiev (CC - Flickr - Marina)

Éric Toussaint interviewé par Igor Burdyga (de la revue ukrainienne Reporter)

Entretien avec Éric Toussaint, économiste belge, au sujet de l’audit de la dette extérieure et des perspectives favorables au défaut de paiement.

En 1990, Éric Toussaint a créé le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM), une organisation internationale qui, avec les mouvements sociaux, remet en cause le paiement des dettes illégitimes et les politiques néolibérales dictées par les créanciers.
Étant arrivé à Kiev pour une conférence sur la crise des politiques néolibérales, Éric Toussaint a raconté à Reporter son expérience lors de l’audit de la dette de la Grèce et les perspectives de l’écosocialisme.



Différents types de dettes

- De quelles dettes et de quels pays s’occupe actuellement le CADTM ?

- Notre réseau fonctionne dans 30 pays à travers le monde : l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Europe, qui ne correspondent pas à la définition traditionnelle du ’Tiers Monde’. Nous réalisons des études et avançons nos propres propositions sur l’audit et l’annulation des dettes dans les pays qui font appel à nous, et de fait, dans tous les cas où existe une ‘crise’ de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
.

- Il existe une initiative avec des objectifs similaires, l’Initiative pour les pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(PPTE), qui s’adresse aux pays pauvres dont la dette est élevée. Cette initiative concerne environ 40 pays, principalement d’Afrique et d’Amérique latine. Les pays européens ne sont pas concernés, car ils ne sont pas considérés comme ‘pauvres’. Pourquoi utilisez-vous une approche différente ?

- Dès le début de cette initiative, conçue à partir de 1996 par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, je l’ai critiquée. Leur objectif est, en fait, de maintenir ces pays sous domination en leur proposant des procédures de pseudo « allègement » de dette en contrepartie de réformes économiques néolibérales. Notre comité lutte avec ardeur contre cette politique.

- Quelles mesures proposez-vous aux nombreux pays pauvres pour que leurs dettes élevées n’augmentent pas davantage ?

- Ces propositions du FMI et de la Banque mondiale exigent une alternative. Pour notre part, nous prônons pour les pays très endettés d’intensifier la production tournée vers le marché local tout en développant les synergies avec les pays voisins (pour développer l’intégration Sud-Sud en donnant la primauté à l’intégration entre les peuples auxquels les économies doivent être subordonnées). Par exemple, le Nigéria, le plus grand exportateur africain de pétrole sur le marché mondial, est tributaire de ses principaux créanciers, comme les États-Unis, la Chine, l’Europe. Le Nigéria devrait développer les complémentarités avec les pays voisins (Niger, Togo, Bénin, Mali, Burkina Faso, pays essentiellement agricoles) et sortir de sa dépendance totale par rapport à l’exportation de pétrole brut.

- Dans vos ouvrages, vous dites qu’on ne doit pas rembourser certaines dettes.

- Oui, nous distinguons quatre types de dettes publiques qui ne doivent pas être remboursées. Les audits citoyens en cours dans plusieurs pays, Espagne, Portugal, Grèce, France, Belgique, Brésil… (Voir le site de ICAN : http://cadtm.org/ICAN,750) ont généré des débats très riches et intéressants qui permettent de clarifier ce qu’il faut considérer comme des dettes publiques qui ne doivent pas être honorées. Sans prétention d’être exhaustif et d’avoir le dernier mot, on peut avancer les définitions suivantes :

Les dettes publiques accumulées en raison des sauvetages bancaires sont typiquement des dettes illégitimes

La réalisation d’un audit de la dette publique effectué par les citoyens ou sous contrôle citoyen (dans le cas où l’audit est commandité par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir législatif), combinée, dans certains cas, à une suspension unilatérale et souveraine du remboursement de la dette publique, permettra d’aboutir à une annulation/répudiation de la partie illégitime, odieuse, insoutenable ou/et illégale de la dette publique et de réduire fortement le reste de la dette.

Les dettes publiques accumulées en raison des sauvetages bancaires tels qu’ils ont été réalisés ces dernières années sont typiquement des dettes illégitimes. Il est probable que dans certains pays elles soient illégales. Elles peuvent être également insoutenables, c’est le cas de la Grèce, de Chypre, de l’Irlande, de l’Ukraine, du Portugal…

Les dettes réclamées par les créanciers à la Grèce, au Portugal, à l’Irlande, à l’Ukraine et à Chypre, pour ne citer que quelques pays, sont à la fois illégitimes (elles vont à l’encontre de l’intérêt général), odieuses (elles sont liées directement à l’imposition de la part du créancier, la Troïka Troïka Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté. , de violations des relations contractuelles, de droits économiques et sociaux), insoutenables (vu la dégradation dramatique des conditions de vie d’une partie importante de la population) et dans certains cas illégales (c’est le cas en Grèce, où la Constitution n’a pas été respectée sous la pression de la Troïka et avec la complicité du gouvernement qui lui était soumis). Dans le cas de l’Espagne, de l’Italie, de Slovénie ou d’autres pays de l’UE il y a également des signes évidents d’illégitimité et d’illégalité.

L’exemple de la Grèce

- En 2015, votre comité a participé à l’audit de la dette extérieure de la Grèce. Dites-nous comment l’audit se fait en pratique ?

- Comme vous le savez, la crise de la dette en Grèce s’est déclenchée en 2010. Déjà en 2011, une grande initiative d’audit citoyen a été lancée. L’initiative a eu un large écho en Grèce. En 2012, la coalition de gauche radicale Syriza a repris la revendication de l’instauration d’une commission internationale d’audit de la dette avec suspension du paiement pendant la durée de ses travaux. Syriza l’a inscrit dans son programme électoral et a multiplié par sept le nombre de voix obtenus, en passant de 4% à 27 % des voix aux élections de juin 2012.

Après la création du gouvernement Tsipras, le 27 janvier 2015, la Présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou, a décidé en février 2015 de créer une commission d’audit et m’a invité comme coordinateur scientifique. Cette commission a été formée de manière à intégrer des spécialistes dans différents domaines (finance internationale, finances publiques, audit des comptes publics, droit international, droit constitutionnel…) : on a invité 15 experts étrangers provenant de 10 pays. S’y sont ajoutés 15 ressortissants grecs ayant eux-mêmes des profils utiles pour le travail à accomplir. Une majorité des 30 membres provenait des mouvements sociaux. La plus grande partie de notre travail a été diffusée en direct par la chaîne télévisée du parlement grec, très suivie dans le pays. De plus en plus de Grecs regardaient les programmes de la chaîne parlementaire notamment pour assister à la retransmission en direct des travaux de notre commission. Certaines des chaînes privées, qui initialement ne traitaient pas de l’audit de la dette, ont exercé des pressions afin de pouvoir diffuser nos réunions.

Les objectifs de ces institutions financières ne sont pas de répondre aux besoins publics, elles ont simplement profité de la crise

- Et comment avez-vous révélé l’écart indiqué dans les critères de recherche ?

- La plupart des prêts en 2010 ont servi les intérêts de quatre banques privées grecques et une douzaine d’autres banques européennes. On retrouve d’ailleurs certaines de ces banques en Ukraine : la Piraeus Bank grecque, BNP Paribas (France) et Commerzbank (Allemagne). Les objectifs de ces institutions financières ne sont pas de répondre aux besoins publics, elles ont simplement profité de la crise. Cela relève de notre critère de dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
. En ce qui concerne l’illégalité, tout est encore plus simple : en 2010 la Constitution grecque a été bafouée – en particulier son article qui prévoit que les accords internationaux, comme les mémorandums, ne peuvent être conclus qu’après délibération du parlement. Le premier protocole d’accord avec le FMI, a été décidé unilatéralement par le gouvernement de Giórgos Papandréou, sans en référer au parlement.

Le cas de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
grecque est intéressant. Le résultat des mémorandums : une violation grave des droits humains. Et les coupables de cette violation sont le FMI, la Commission européenne, la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
... En 2010, ils ont demandé de réduire de 40 % les salaires, les pensions, on a fermé de nombreuses écoles et des hôpitaux, ce qui doit être interprété comme une violation des droits humains. Je dirais, pour que vous compreniez mieux ce plan criminel, qu’au cours de l’audit, nous avons trouvé les documents secrets, dans lesquels, en mars 2010, deux mois avant la signature de l’accord, le FMI reconnaît que le prêt allait provoquer un sérieux déclin dans l’économie et le niveau de vie des citoyens de la Grèce. Ce document nous a apporté la crédibilité et la reconnaissance pour nos travaux.

En outre, nous disposons du protocole interne du FMI qui prouve que les membres du conseil d’administration du Fonds ont manipulé tout le monde au cours de la discussion de l’accord, peut-être pour faire des modifications manuelles sans l’approbation totale(voir).

- Comment avez-vous reçu ces documents et existe-t-il une telle pratique du FMI ?

- Je pense que même pour eux c’était un grand scandale. Ces documents faisaient partie d’une procédure pénale ouverte par le parlement grec en 2012-2013. La présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou, a décidé en mars 2015 de les faire publier. Après avoir obtenu ces documents, j’ai rencontré l’ancien représentant de la Grèce au FMI, Panayotis Roumeliotis et je l’ai convaincu de participer aux audiences. Il a été auditionné par la commission pendant sept heures.

Je pense qu’un jour vous publierez de tels documents concernant l’Ukraine et le FMI, quand un de vos négociateurs avec le FMI passera dans le camp de l’opposition et que la dénonciation de l’accord sera à son avantage. Et cela peut être une raison supplémentaire et une occasion pour initier l’audit public.

- La question de la dette extérieure ne peut pas être considérée comme seulement juridique ou économique, un rôle important est tenu ici par la politique internationale.

S’il avait osé, Tsipras aurait obligé les créanciers à négocier

- Oui, la Grèce, malheureusement, est tombée dans ce piège. Les créanciers ont commencé à faire pression sur le Premier ministre Alexis Tsipras, d’autant plus qu’il n’a pas utilisé les résultats de notre travail. Enfin, Tsipras a accepté leurs conditions – ce fut une erreur, une capitulation, voire une trahison du programme de Syriza.

Je suis convaincu que le gouvernement Tsipras aurait dû suspendre le paiement de la dette dès la fin du mois de février 2015 et mettre en place la commission d’audit de la dette (Voir : Grèce : pourquoi la capitulation ? Une autre voie est possible). Il ne l’a pas fait, c’est grave. À la fin du mois de juin 2015 et début juillet, il était encore temps pour son gouvernement de suspendre les paiements, en s’appuyant sur les résultats de la commission qui ont été rendus publics les 17 et 18 juin 2015. S’il avait osé, il aurait obligé les créanciers à négocier. Au lieu de cela, Tsipras a remboursé aux créanciers 7 milliards d’euros alors que ceux-ci refusaient d’octroyer de nouveaux prêts.

La Grèce aurait dû s’inspirer de la suspension du paiement de la dette illégitime décrétée par l’Équateur en 2008, ou, encore plus proche – par l’Islande. La Grande Bretagne était tellement en colère contre l’Islande qu’elle a ajouté ce pays à la liste des organisations terroristes. Toutefois, l’Islande a tenu bon et a demandé un avis à une Cour d’arbitrage internationale, qui a statué que l’Islande avait raison.

Les vieux-nouveaux prêts

- Les pays de l’Europe de l’Est, en particulier l’Ukraine, qui ont des problèmes de dette, peuvent-ils concerter le CADTM à l’avenir ?

- Pour ce qui concerne l’Ukraine, nous assistons effectivement ici à une grande crise provoquée par le remboursement de la dette. L’Ukraine est dans un cercle vicieux – pour rembourser ses anciens prêts elle doit constamment s’endetter. Les institutions financières occidentales vous imposent alors des réformes néolibérales : il y a une privatisation massive, les services publics sont réduits, de même que les pensions, les salaires, les emplois sociaux. Nous l’observons depuis 30 ans. Voilà pourquoi nous parlons de la nécessité d’auditer la dette extérieure, appelant à rejoindre cette initiative non seulement les gouvernements, mais aussi les associations de citoyens et les mouvements sociaux.

- Le FMI et la Banque mondiale considèrent que le problème principal est celui de l’équilibre budgétaire. L’élimination du déficit, à leur avis, permettra d’éviter un glissement vers la dette. Quelle est votre analyse de ces mesures ?

- Je crois qu’ils ont tort. Et ce n’est pas seulement mon avis, il s’agit d’un vieux débat, qui a été mené en 1930 entre John Maynard Keynes et ses adversaires conservateurs (Von Hayek, Von Mises…). Pour Keynes, en période de crise, de récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. , pour faire vivre l’économie, il faut, au moins dans les premières années, pratiquer le déficit budgétaire, intensifier le rôle de l’État, stimuler la demande intérieure, augmenter le pouvoir d’achat des citoyens. C’est-à-dire faire tout le contraire des préconisations du FMI.

- Mais au temps de Keynes la crise était tout à fait différente, c’était une crise de surproduction. À quel point ces mesures sont efficaces aujourd’hui, face à une crise de liquidité Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
dans les années 2008-2010 ou aux crises de la dette actuelles ?

- Bien sûr, il existe une différence entre les crises, mais il y a beaucoup de traits en commun. La crise des années 1930 a surgi après des décennies de libéralisme économique, de capitalisme incontrôlé. Maintenant, nous vivons une situation similaire. Après la crise de 1930, de nombreux gouvernements, en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni, ont introduit des mesures de réglementation stricte du capitalisme, du système financier, alors que dans le même temps on a augmenté les salaires, accru le rôle des syndicats, introduit des avantages sociaux. Depuis les années 1970, ce système a commencé à se décomposer, et nous avons vécu 35 ans d’économie néolibérale.

Néanmoins, nous reconnaissons que la crise actuelle a d’autres caractéristiques. Voilà pourquoi nous avons besoin de changements structurels plus radicaux, c’est pourquoi je dis que le capitalisme doit être dépassé. Des alternatives aux propositions keynésiennes de l’époque ont été les régimes ‘totalitaires’ de Staline et de Hitler, dont personne ne veut plus, n’est-ce pas ? Donc, je parle d’alternatives démocratiques – une alternative au système capitalisme et au ‘socialisme’ autoritaire.

Il faut arrêter de sauver les banques privées des oligarques

- Alors, vous ne vous bornez pas uniquement à augmenter les dépenses et les commandes d’État ?

- Je propose à chacun d’entre nous de changer le concept de sortie de crise : il faut arrêter de sauver les banques privées des oligarques. Il est nécessaire de sauver avant tout la société, les gens qui y vivent. Et si nous changeons le modèle d’ensemble, on voit que la dépense publique est nécessaire dans les domaines – l’écologie, la protection de l’environnement, le développement des transports publics comme alternative au développement de l’infrastructure privée, les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique. Toutes ces choses que nous proposons s’insèrent dans un projet d’économie orientée vers l’écologie et la justice sociale. Il comprend donc également la question des dépenses sociales : la santé, l’éducation, la protection sociale des personnes âgées. Tout cela doit se faire en collaboration avec l’État par le biais d’initiatives publiques, appliquant le principe de transparence et de responsabilité. Les gens ont besoin de comprendre comment l’État dépense l’argent afin de pouvoir exercer leur contrôle démocratique.

- Dans ce cadre, êtes-vous favorable à une fiscalité fortement progressive ? Le fait est que, chez nous, on parle récemment de plus en plus de l’instauration d’un impôt unique sur tous et toutes (par exemple dans certains pays de l’Est membres de l’UE on applique une « flat » taxe de 15%). Selon les partisans de cet impôt unique sur le revenu, cela permettra de faire sortir ‘l’économie de l’ombre’.

- Évidemment, en tenant compte de la profondeur de la stratification sociale entre les peuples du monde, je suis catégoriquement opposé à cet impôt unique sur le revenu. Le président américain Roosevelt, qui n’était pourtant pas de gauche, a mis en place une fiscalité extrêmement progressive en 1938, avec un impôt atteignant 90% pour les revenus des plus riches. Vous savez, pour moi, ce n’est même pas une question de controverse, c’est la question de la survie de l’humanité sur la planète.

- Selon vous, est-ce qu’il y a, dans tous les pays qui ont été confrontés à une crise de dette, un “ virage” politique à gauche, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir d’hommes politiques sociaux-démocrates, voire plus radicaux ?

- À mon avis, ce n’est pas même le problème de la dette qui est essentiel. Aujourd’hui, nous assistons à une grave crise du système capitaliste, une sorte de crise civilisationnelle. C’est pourquoi j’insiste sur ce nouveau concept de la société écosocialiste. Vous pouvez appeler ça un virage à gauche, vous pouvez appeler ça un virage démocratique, mais de toute façon il est inévitable. Je suis sûr que le développement dont l’humanité a besoin, ce n’est pas la croissance des indicateurs économiques mais le développement humain fondamental. L’économie doit assurer les droits humains fondamentaux. Nous parlons de la dignité humaine, de la liberté et de l’égalité. Bien sûr, cela est en contradiction avec la politique actuelle qui concentre la richesse entre les mains de 1% de la population mondiale. Naturellement, cela exige une approche totalement différente de la redistribution des richesses dans notre monde.

Traduit du russe par Andriy Riepa (Kiev). Le texte a été largement revu par Claude Quémar et Éric Toussaint

Source : http://reporter.vesti-ukr.com/art/y2015/n41/21184-davajte-pereschitaem.html


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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