6 février 2019 par Jules Falquet
(CC - Flickr - Adam B)
Après une longue période de méconnaissance, rompue par un premier numéro des Cahiers du Genre coordonné par Helena Hirata et Hélène Le Doaré en 1998 [1], les analyses féministes de la mondialisation néolibérale se sont multipliées en France. C’est dans la suite de ces travaux et en m’appuyant tout particulièrement sur les réflexions pionnières du courant autonome du féminisme latino-américain et des Caraïbes, que je propose ici un cadre d’analyse synthétique de cette mondialisation, autour de quatre entrées : Le capitalisme, allié objectif de l’égalité des sexes ? Les femmes dans le désastre environnemental ; L’imposition d’un « développement » défavorable aux femmes ; Le continuum néolibéral de la violence militaro-masculine.
Ma réflexion est ancrée dans une double perspective féministe. D’une part, l’analyse matérialiste, qui raisonne moins en termes de genre que de « rapports sociaux de sexe » [Mathieu, 1991 ; Delphy, 1998] et de « rapports de sexage » [Guillaumin, 1992], fondés sur la division sexuelle du travail [Kergoat, 2000] et organisés dans le cadre de l’hétérosexualité en tant que régime politique [Wittig, 2001] ; d’autre part, celle de la co-formation des rapports sociaux de sexe, de « race » [2] et de classe [Bacchetta, 2009] et de leur consubstantialité [Kergoat, 2009]. Suivant la vieille recommandation de Chandra Mohanty [1984], je tenterai de ne pas homogénéiser l’expérience des femmes : même si par définition, elles sont toutes placées dans une même « classe de sexe », chaque femme possède d’autres inscriptions sociales simultanées qui marquent profondément sa pensée, ses possibilités vitales concrètes et ses luttes.
La mondialisation d’aujourd’hui s’inscrit dans une longue histoire. Le monde occidental n’a été ni le seul, ni le premier à se « développer » [Chaudhuri, 1990]. Cependant, il est important de situer la mondialisation dans l’histoire du capitalisme occidental, incluant les lourdes conséquences, tant pour les pays colonisateurs que colonisés, de l’invasion et du pillage de l’Amérique latine et des Caraïbes, de la traite et de la mise en esclavage de dizaines de millions de personnes depuis le xvie siècle, ainsi que de la deuxième vague de colonisation de l’Afrique et de l’Asie au XIXe siècle [Braudel, 1985 ; Wallerstein, 1974, 1980, 1989]. Comme on le sait, les conséquences pour les femmes colonisées, rurales en particulier, ont été désastreuses [Boserup, 1970]. La première guerre mondiale, tout comme les développements subséquents de la révolution russe d’une part, du capitalisme occidental d’autre part, peuvent être lus comme l’aboutissement impérialiste d’une (première) phase de mondialisation du capital [Luxembourg, 1915].
Les années 1960 et 1970 voient la mise en place de la production standardisée de masse et de l’essor du capitalisme social-démocrate, mais aussi la prise d’indépendance de la plupart des anciennes colonies occidentales et l’éclosion de nombreux mouvements sociaux novateurs, dont le féminisme de la deuxième vague. Les courants les plus radicaux de ce féminisme posent avec insistance la question de l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir et critiquent frontalement le devoir-être maternel et hétérosexuel des femmes. Simultanément, la décennie voit se mettre en place les prémices du néolibéralisme, par exemple quand en 1971, le président Nixon impose une décision qui ouvre la porte au développement d’une économie déconnectée du réel : détacher le dollar de l’or. En 1973, le Chili de Pinochet devient le premier pays à expérimenter, sous la contrainte militaire, la « médecine » néolibérale. En 1979, la Grande Bretagne de Margaret Thatcher puis, en 1980, les États-Unis de Reagan, inaugurent officiellement l’ère néolibérale. À partir de 1989-1991, on assiste au démantèlement de l’URSS et au discrédit massif du socialisme réellement existant. En 1995, naît l’Organisation mondiale du commerce
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
(OMC), dont l’objectif déclaré est d’instaurer le libre commerce pur et parfait dans l’ensemble du monde connu. D’importantes réformes économiques libérales accompagnent la « démocratisation » des ex-dictatures militaires d’Amérique du Sud et centrale et des anciens régimes communistes, tandis que l’Inde et la Chine s’orientent chaque fois davantage vers le libéralisme.
Plus encore que le développement du commerce, la spécificité du néolibéralisme actuel, c’est le poids démesuré qu’a pris la finance face à l’économie réelle, grâce à la dérégulation des marchés et à l’accélération vertigineuse des technologies de la communication, qui permettent le développement sans aucun contrôle d’une des formes les plus antisociales de l’économie : le capitalisme financier, indifférent à tout sauf aux taux de rendements. Dans le même temps, on assiste à la concentration toujours plus poussée des entreprises et à leur transnationalisation.
Sur le plan politico-diplomatique, le vide qui résulte de l’effondrement de l’URSS est en partie comblé par la montée en puissance des institutions internationales. Or, comme les féministes autonomes latino-américaines et des Caraïbes ont été les premières à le souligner en analysant de manière critique la Conférence internationale de « La Femme » organisée par l’ONU à Pékin en 1995, ces institutions sont étroitement associées à la mise en place « de gré ou de force » de la mondialisation néolibérale [Falquet, 2008]. Se développe ainsi une véritable « stratégie du choc » [Klein, 2008] où l’ONU panse charitablement et superficiellement les plaies béantes laissées par les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(Fonds monétaire international) et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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. Les femmes sont centrales dans ce dispositif – qui a longtemps été présenté comme une chance pour elles : poursuite de tendances longues comme la baisse de la mortalité maternelle et infantile, l’allongement de l’espérance de vie, un meilleur accès à l’éducation et surtout, un accès toujours croissant au marché du travail [Hirata et Le Doaré, 1998].
Certes, de plus en plus de femmes accèdent au travail salarié [Talahite, 2010]. Pour l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
, les accords de Lisbonne réclamaient même la mise sur le marché du travail rémunéré de plus de 60 % des femmes à l’horizon de 2010 [3]. Un peu partout, tant dans le Nord que dans le Sud global [4], une fraction des femmes accède même à de « bons » emplois, dans des conditions chaque fois plus proches de celles de la main-d’œuvre privilégiée (masculine), sous les auspices favorables de différentes réformes législatives égalitaristes [5]. Ainsi, le capital, que sa voracité envers les derniers réservoirs de main-d’œuvre à « libérer » [Lautier, 2006] rend en partie aveugle aux préjugés sociaux, serait en quelque sorte l’allié objectif des femmes.
Les hommes continuent à s’exempter du travail de reproduction sociale : soins aux enfants, aux personnes âgées, aux malades
Mais cette mise au travail salarié des femmes n’est pas si simple. D’abord, le démantèlement de l’État social là où il existait [6] et la privatisation-renchérissement des services – les hommes continuant à s’auto-exempter du travail de reproduction sociale (soins aux enfants, aux personnes âgées, aux malades, etc.) – posent un grave problème : les femmes sont envoyées sur le marché du travail sans que personne ne les remplace dans « leurs » missions traditionnelles [Talahite, 2010]. Si l’on ajoute à cela le vieillissement démographique des pays du Nord, on obtient une crise de la reproduction sociale (ou crise du care
Care
Le concept de « care work » (travail de soin) fait référence à un ensemble de pratiques matérielles et psychologiques destinées à apporter une réponse concrète aux besoins des autres et d’une communauté (dont des écosystèmes). On préfère le concept de care à celui de travail « domestique » ou de « reproduction » car il intègre les dimensions émotionnelles et psychologiques (charge mentale, affection, soutien), et il ne se limite pas aux aspects « privés » et gratuit en englobant également les activités rémunérées nécessaires à la reproduction de la vie humaine.
) dans les centres névralgiques du néolibéralisme, qui crée un pressant appel de main-d’œuvre [Kofman et al., 2001 ; Ehrenreich et Hochschild, 2003], majoritairement migrante et féminine, comme Saskia Sassen l’avait souligné concernant ce qu’elle nomme « les villes globales » [1991]. Mais les conditions de travail et la rétribution de cette main-d’œuvre sont peu enviables. D’autant que dans le néolibéralisme, si le capital se déplace librement, la mobilité de la main-d’œuvre est sévèrement restreinte. Les politiques migratoires nationales et internationales créent et organisent des flux de migration « choisie » et criminalisent les autres, entravant tout particulièrement la libre circulation des femmes, pour qui la mobilité est rendue très difficile en dehors du continuum de l’échange économico sexuel [Tabet, 2004].
Avec le vieillissement démographique des pays du Nord, la crise du care crée un pressant appel de main-d’œuvre migrante et féminine
Plus largement, l’entrée des femmes sur le marché de l’emploi correspond aussi à un processus de féminisation symbolique du travail, au sens d’une détérioration et une précarisation globale de l’emploi [Standing, 1989]. Le « travail néolibéral », caractérisé par le temps à la fois partiel et infiniment extensible, la flexibilité et des conditions spéciales de pénibilité incluant la capacité à assurer une multiplicité de tâches et l’implication émotionnelle, requiert des « qualités typiquement féminines » qui dessinent de nouvelles formes de servilité [Kergoat, 1998]. Un vaste sous-salariat informalisé s’installe parallèlement au démantèlement systématique du Code du travail là où il existait. Au Nord comme au Sud, la grande majorité des femmes restent cantonnées dans le « travail considéré comme féminin » : certains secteurs industriels ou agricoles peu qualifiés et les travaux de « femmes de services » (domestiques et sexuels) [Falquet, 2008].
En termes de revenus, d’accès aux ressources, à l’alimentation ou à la santé, les femmes constituent la grande majorité des pauvres
Pour résumer, la mondialisation a amélioré, parfois considérablement, l’emploi et le sort matériel d’un segment de femmes privilégiées, des villes globales par exemple, tout en poussant beaucoup d’autres sur un marché du travail informalisé et symboliquement féminisé, où leur travail est indispensable et génère une importante plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
, mais ne leur procure que de très faibles rémunérations, dans des conditions de travail particulièrement détériorées, provoquant une dualisation croissante de l’emploi féminin [Kergoat, 2000 ; Sassen, 2010]. La majorité de la population mondiale (communautés paysannes, secteurs pauvres urbains, groupes racisés, autochtones ou migrants) souffre d’un grave appauvrissement. Les femmes constituent la grande majorité des pauvres – que l’on mesure la pauvreté selon l’accès aux ressources, aux revenus, à l’alimentation ou à la santé [7].
Dommage collatéral ou sabotage délibéré ? les femmes dans le désastre environnemental
L’aggravation brutale de la destruction de l’environnement est plus que le simple résultat d’une logique culturelle masculine et occidentale issue des « Lumières » [Shiva et Mies, 1998], basée sur le mépris, la peur et l’exploitation infinie de la Nature et de tout ce qui lui est associé (femmes, populations « primitives » et paysannes, bêtes et plantes…).
Les gaz de combat recyclés en pesticides et en engrais sont épandus sur les champs par les anciens avions militaires
On peut en effet lire cette catastrophe environnementale comme l’effet de transformations économiques profondes. À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’industrie des pays dominants, au centre de l’effort de guerre, s’est considérablement renforcée. Dans sa volonté d’expansion, elle commence alors une lutte multiforme et sans merci contre le monde rural et le mode de production paysan, précapitaliste. En une illustration troublante de cette véritable guerre, les gaz de combat, recyclés en pesticides et en engrais, sont épandus sur les champs par les anciens avions militaires [8]. Dans les années 1940, le DDT, produit notamment par l’entreprise Monsanto, deviendra même le symbole du « progrès » contre le paludisme dont on commence à « libérer » les pays tropicaux à grands coups de pulvérisations toxiques.
La Révolution verte constitue la suite logique de ce projet de modernisation (industrialisation) du monde rural. Au programme : mécanisation, semences « améliorées », nombreux engrais et pesticides, recours obligé au crédit – dont les femmes sont exclues - pour acheter les intrants
Intrants
Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations.
. L’érection de gigantesques barrages pour l’irrigation, la concentration des terres et un changement du type de cultures sont nécessaires pour rentabiliser les lourds investissements engagés. On connaît ses déboires en Inde : expulsion massive de familles du fait des barrages [Roy, 2003] et du changement d’usage des sols, touchant particulièrement les terres vivrières
Vivrières
Vivrières (cultures)
Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
cultivées par les femmes, épuisement et empoisonnement des sols. On se souvient moins que la Révolution verte a commencé au Mexique, juste après la grande réforme agraire de Cárdenas [Caulier, 2009]. Si elle a permis d’augmenter les rendements, elle a surtout provoqué une contreréforme agraire marquant le début d’un processus de migration massive vers les villes, puis vers le Nord, qui fait aujourd’hui du Mexique le deuxième « exportateur » mondial de main-d’œuvre, derrière les Philippines.
Les savoirs agricoles millénaires des communautés rurales, souvent détenus par les femmes, sont brevetés et pillés par quelques multinationales
Enfin, les accords internationaux sur la propriété intellectuelle adoptés dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), tout particulièrement sur les Organismes génétiquement modifiés (OGM
OGM
Organisme génétiquement modifié
Organisme vivant (végétal ou animal) sur lequel on a procédé à une manipulation génétique afin de modifier ses qualités, en général afin de le rendre résistant à un herbicide ou un pesticide. En 2000, les OGM couvraient plus de 40 millions d’hectares, concernant pour les trois-quarts le soja et le maïs. Les principaux pays producteurs étaient les USA, l’Argentine et le Canada. Les plantes génétiquement modifiées sont en général produites intensivement pour l’alimentation du bétail des pays riches. Leur existence pose trois problèmes.
Problème sanitaire. Outre la présence de nouveaux gènes dont les effets ne sont pas toujours connus, la résistance à un herbicide implique que le producteur va multiplier son utilisation. Les produits OGM (notamment le soja américain) se retrouvent gorgés d’herbicide dont dont on ignore les effets sur la santé humaine. De plus, pour incorporer le gène nouveau, on l’associe à un gène de résistance à un antibiotique, on bombarde des cellules saines et on cultive le tout dans une solution en présence de cet antibiotique pour ne conserver que les cellules effectivement modifiées.
Problème juridique. Les OGM sont développés à l’initiative des seules transnationales de l’agrochimie comme Monsanto, pour toucher les royalties sur les brevets associés. Elles procèdent par coups de boutoir pour enfoncer une législation lacunaire devant ces objets nouveaux. Les agriculteurs deviennent alors dépendants de ces firmes. Les États se défendent comme ils peuvent, bien souvent complices, et ils sont fort démunis quand on découvre une présence malencontreuse d’OGM dans des semences que l’on croyait saines : destruction de colza transgénique dans le nord de la France en mai 2000 (Advanta Seeds), non destruction de maïs transgénique sur 2600 ha en Lot et Garonne en juin 2000 (Golden Harvest), retrait de la distribution de galettes de maïs Taco Bell aux USA en octobre 2000 (Aventis). En outre, lors du vote par le parlement européen de la recommandation du 12/4/2000, l’amendement définissant la responsabilité des producteurs a été rejeté.
Problème alimentaire. Les OGM sont inutiles au Nord où il y a surproduction et où il faudrait bien mieux promouvoir une agriculture paysanne et saine, inutiles au Sud qui ne pourra pas se payer ces semences chères et les pesticides qui vont avec, ou alors cela déséquilibrera toute la production traditionnelle. Il est clair selon la FAO que la faim dans le monde ne résulte pas d’une production insuffisante.
), marquent la dernière étape de l’enclosure des communaux commencée lors de la première révolution industrielle : la privatisation du vivant [Shiva, 1996]. Les savoirs agricoles millénaires développés par les communautés rurales, notamment par les femmes de ces groupes généralement racialisées et/ou autochtones, sont brevetés et donc pillés en un clin d’œil par quelques multinationales. La terre elle-même est désormais soumise à un rapide processus de privatisation, accéléré par la nouvelle demande d’agro-carburants, provoquant l’accaparement et la déforestation d’immenses étendues de terres, avec la bénédiction des institutions internationales [9].
Dans cette contre-réforme agraire généralisée, certaines femmes semblent tirer leur épingle du jeu : sous l’égide d’ONG appuyées par les institutions internationales, elles réclament la titularisation de terres en leur nom propre. Pourtant, cette légitime revendication d’un meilleur accès aux ressources [Deere et León, 2001] peut aussi se lire comme une instrumentalisation des femmes. En effet, encourager d’anciennes déplacées de guerre indiennes du Guatemala à réclamer des terres en propre et à titre individuel [acnur, 1998] contribue au démembrement des formes de propriété collective indiennes « traditionnelles » qui ralentissaient la privatisation totale de la terre. Et combien de temps ces femmes resteront-elles propriétaires de leur parcelle ? Le cas du Mexique, emblématique des luttes révolutionnaires pour la terre, semble indiquer que bien peu. En effet, pour signer le Traité de libre échange avec les États-Unis et le Canada, le Mexique néolibéral a dû accepter de démanteler ses politiques rurales (soutien des prix agricoles et subvention aux produits alimentaires de base). Pour pallier la misère et éviter un exode massif des campagnes [10], un nouveau programme destiné spécialement aux femmes (Progresa) remet directement une aide monétaire aux femmes les plus pauvres. La privatisation des terres et l’industrialisation forcée des campagnes déplacent massivement la population vers les villes puis vers le Nord
Le coût particulièrement bas de ce programme a déjà fait des émules dans plus de trente pays [Magaña García, 2009]. Malgré cette nouvelle ingénierie visant à tempérer l’appauvrissement des femmes, dans le monde entier, la privatisation des terres et l’industrialisation forcée des campagnes déplacent massivement la population, vers d’autres régions rurales comme en Inde [11], vers les villes le plus souvent, puis à un moment donné, vers le Nord.
Cette urbanisation forcée est d’autant plus forte que l’environnement subit également de nombreux dégâts trompeusement qualifiés de « naturels ». Les questions d’eau, qui concernent particulièrement les femmes, l’illustrent. Ainsi, dans l’Océan indien, la destruction des mangroves pour la culture intensive de crevettes, souvent présentée comme une solution pour donner du travail à des femmes et des enfants [Peemans-Poullet, 2000], avait laissé les côtes particulièrement vulnérables au tsunami, en plus de provoquer une inquiétante salinisation des sols. La sécheresse gravissime qui frappe aujourd’hui le Niger est éminemment liée aux barrages sur le fleuve du même nom [12], installés avec l’aval des institutions internationales malgré d’innombrables critiques [Deneault et al., 2008]. Quant aux rives des lacs, elles sont dépeuplées par la pollution, comme le lac Victoria, rendu tristement célèbre par le « Cauchemar de Darwin », ou la mer d’Aral, jadis quatrième lac du monde, réduit à 25 % de sa surface en 2002 et désormais vide de poisson [Falquet, 2002].
En trente ans le néolibéralisme a accéléré brutalement des siècles d’exode rural
Comment analyser cette catastrophe environnementale prévisible, prévue, voire programmée ? On peut proposer au moins trois explications complémentaires : un parfait mépris pour les populations et les régions affectées, une volonté de chasser ces populations des terres qu’elles occupent, pour y faire autre chose, ou encore une façon d’obliger la paysannerie à renoncer à son autosuffisance alimentaire, à émigrer en ville et à grossir les rangs de la main-d’œuvre docile et des consommatrices et consommateurs captifs. Toujours est-il qu’en trente ans, le néolibéralisme a accéléré brutalement des siècles d’exode rural, faisant passer l’humanité sous le cap symbolique de moins de 50 % de la population vivant dans le monde rural en 2008 [13]. En plus de leur effet matériel déstabilisant, ces déplacements et cette urbanisation massive, en bonne partie forcés, produisent des transformations culturelles accélérées – sur lesquelles pèsent lourdement les multinationales occidentales de la communication. Ces transformations génèrent des espaces de liberté mais aussi des situations parfois très délicates pour les femmes, généralement vues comme gardiennes obligées des traditions culturelles [Yuval Davis, 1997].
Un « développement » dommageable pour les femmes
Pour le Sud global, les organisations internationales et les entreprises préconisent cinq grandes formes de « développement », dont deux ont à peine changé depuis la période coloniale. La première est très connue : se lancer, au détriment des cultures vivrières, souvent féminines [Boserup, 1970], dans la monoculture Monoculture Culture d’un seul produit. De nombreux pays du Sud ont été amenés à se spécialiser dans la culture d’une denrée destinée à l’exportation (coton, café, cacao, arachide, tabac, etc.) pour se procurer les devises permettant le remboursement de la dette. d’exportation, généralement aux mains des hommes et dont les graves inconvénients sont bien identifiés [Falquet, 2002]. Par exemple, le thé dope l’économie kenyane mais diminue les revenus des familles paysannes et les condamne à acheter très cher une nourriture industrielle de piètre qualité. Les produits phare d’aujourd’hui (fleurs, palme africaine, eucalyptus ou soja), souvent OGM, sont voraces en eau et en intrants. Même les produits vantés comme « naturels » et « éthiques » comme l’huile d’argan, au Maroc, souvent aux mains de coopératives de femmes, se révèlent déjà être une fausse bonne idée : surexploités depuis leur succès et affectés par la sécheresse, les arganiers produisent de moins en moins [14].
La deuxième proposition, dans la même veine, consiste à « profiter » des matières premières du sous-sol. Je reviendrai sur les innombrables guerres que ce type de « développement » occasionne, qu’il s’agisse du pétrole, des diamants, du coltan ou de l’or. En plus d’une grave pollution, l’extraction minière provoque généralement l’expulsion et/ou la prolétarisation des personnes qui vivaient dans la région. Pour les dissuader de rester, elles et leur famille, les femmes font souvent l’objet de violences sexuelles, comme le montre le cas tragique de la République Démocratique du Congo [Mushamalirwa, 2010], ou celui de la Colombie, où l’immense potentiel extractif (or, pétrole, charbon notamment [Mazure, 2010]) a suscité le développement de nombreux groupes armés (guérillas, armée et groupes paramilitaires) qui ont déjà à leur actif
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
le déplacement forcé de quatre millions de personnes, souvent Indiennes et Noires, provoquant également l’apparition d’un fort mouvement de femmes et féministes contre la guerre, dont la fédération Ruta Pacífica est emblématique [15].
Tant pour les exportations agricoles que minières, si les pays producteurs ne contrôlent pas les prix de vente, tous leurs sacrifices sont vains. Le cas du Niger, dernier au classement mondial de l’Indice de développement humain (IDH
Indicateur de développement humain
IDH
Cet outil de mesure, utilisé par les Nations unies pour estimer le degré de développement d’un pays, prend en compte le revenu par habitant, le degré d’éducation et l’espérance de vie moyenne de sa population.
) du PNUD
PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
de 2007, l’illustre. Le Niger est le quatrième producteur mondial d’uranium, mais c’est une junte militaire qui a négocié les accords d’exportation avec la France en 1977, et l’instabilité politique des années 1990, liée aux luttes des Touaregs des régions minières, encouragées en sous-main par la France, a évidemment contribué à provoquer la déliquescence de l’État. C’est pourquoi le Niger ne peut payer son corps enseignant et se voit contraint d’accepter que diverses ONG internationales tentent de pallier le manque d’écoles et la faible scolarisation des filles [Habi, 2004]. Plus largement, aujourd’hui, l’OMC se consacre à démanteler tous les accords garantissant les prix des matières premières [16]. L’accaparement des terres par des investisseurs étrangers, la flambée des prix alimentaires et l’augmentation de la malnutrition et de la faim (des femmes en premier lieu) en sont certaines des conséquences particulièrement inquiétantes.
L’ouverture de zones économiques spéciales (zones franches) est l’une des mesures vedettes du néolibéralisme. Les usines d’assemblage qui s’y installent emploient généralement une majorité de femmes [Tiano, 1994], souvent très jeunes, dans des conditions qui, si elles peuvent leur sembler avantageuses comparées à leur présent immédiat, sont globalement déplorables et ont des conséquences désastreuses sur leur santé : les personnes ayant échappé quelques années au chômage se trouvent vite même hors d’état de travailler [17]. De plus, les entreprises raisonnant désormais en termes mondiaux et requérant généralement une main-d’œuvre peu qualifiée, exercent une forte pression à la baisse des salaires par la délocalisation. Leader en matière de bas salaires, la Chine a développé un régime d’usines-dortoirs où sont rassemblées les ouvrièr-e-s issu-e-s des campagnes – les jeunes femmes faisant l’objet d’une surveillance morale particulièrement stricte [Pun Ngai, 2008].
À l’instigation du FMI, les Philippines sont devenues le premier exportateur de main-d’œuvre au monde
L’exportation de main-d’œuvre est une autre stratégie que les institutions internationales préconisent ou accompagnent depuis longtemps. Le cas des Philippines est instructif : c’est à l’instigation du FMI, qui lui a imposé cette recette dès les années 1980 dans le cadre des Plans d’ajustement structurel, que le pays est devenu le premier exportateur de main-d’œuvre au monde [Mozère, 2002]. Les femmes sont de plus en plus envoyées à l’étranger pour gagner de quoi assurer le mieux-être familial et national, d’autant que la crise du care pousse les pays les plus riches à signer des accords d’importation de main-d’œuvre, souvent féminine, avec différents pays des Suds [Ito, 2010]. États et banques ne manquent pas de se servir au passage sur les transferts d’argent [Sassen, 2010], quitte à fermer les yeux sur le type de travail qui produit ces richesses – la plupart des femmes sont orientées vers les soins à la personne, le ménage et/ou le travail sexuel. Quoiqu’avec encore peu de succès, les gouvernements des pays d’émigration tentent d’orienter ces entrées d’argent (qui représentent parfois plus que le budget de l’État) vers des investissements productifs qui pallieraient la quasi absence d’aide internationale au « développement » et d’investissements du gouvernement national.
La création de parcs naturels et leur privatisation croissante sont décidées sans les populations qui y vivent
Enfin, depuis 1999, le tourisme est devenu une « solution » recommandée à presque tous les pays [Falquet, 2008]. Qu’il soit « de masse » ou écologique, « éthique » ou sexuel, il s’agit de profiter une fois de plus des avantages « naturels » des pays et des régions, qui incluent la beauté et la disponibilité des femmes, des enfants et des jeunes gens, ainsi que de la Nature. La création de parcs naturels et leur privatisation croissante sont presque toujours décidées sans les populations qui y vivent (souvent autochtones et/ou racisées [18], dont l’habitat était surtout préservé du fait de leur marginalisation) et au prix de leur expulsion. Les conséquences du tourisme sont connues : folklorisation des cultures et tout particulièrement des femmes, renchérissement des terrains et du coût de la vie avec probable éviction des gens du crû. Les femmes et les jeunes sont particulièrement exposé-e-s aux sollicitations sexuelles des touristes mâles, que ce soit en vue de l’obtention de « sexe » ponctuel ou à plus long terme (union, migration), d’autant que le différentiel de richesse est généralement considérable et que les meilleurs emplois dans le domaine du tourisme sont accaparés par les étranger-e-s et les hommes de la région.
Les femmes au cœur du continuum de la violence néolibérale et de la guerre « anti/terroriste »
La mondialisation néolibérale, comme l’impérialisme avant elle, est intrinsèquement liée à la guerre pour s’attribuer les ressources, les marchés et le contrôle des forces productives. Il s’agit aussi de faire fonctionner une industrie vitale pour les pays dominants [19]. Cependant, à l’époque néolibérale, la militarisation, la violence et, en définitive, le contrôle de la main-d’œuvre, prennent de nouvelles formes, où le genre occupe une place de choix, à côté de la « race ».
Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU réalisent 90 % des exportations d’armes mondiales
La guerre a partiellement changé de sens et de forme sous l’effet de deux facteurs. D’une part, l’invention du « droit d’ingérence humanitaire », lorsque l’ONU autorise les États-Unis à intervenir en Somalie pour « rétablir la démocratie » en 1992 [Pérouse de Montclos, 2001], légitimant l’idée perverse de « guerre humanitaire », reprise ensuite au Kosovo [Chomsky, 1999] [20]. D’autre part, la mise en place à partir du 11 septembre 2001, d’un nouvel état de guerre permanent et généralisé. Prétendant s’opposer au terrorisme, cette guerre en emprunte pourtant les formes (détentions illégales en très grand nombre, usage massif de la torture, non-respect de la population civile) et mérite pour cela d’être nommée « anti/terroriste » [Eisenstein, 2010 ; Falquet, 2008]. Se voulant hautement morale, la guerre « anti/terroriste » substitue à l’ennemi traditionnel du capitalisme (le communisme) une nouvelle figure, fortement orientalisée : « l’Islam-terroriste », présenté comme l’antithèse des idéaux de démocratie et de liberté, mais aussi des « droits des femmes », manipulés pour dissimuler l’enjeu matériel de la lutte. Récapitulons les fonctions et les effets de cette nouvelle guerre.
Les grandes entreprises de mercenaires et de sécurité privée intègrent verticalement l’exploitation minière, la vente d’armes et la milice
La multiplication des « hommes en armes » est corollaire d’une réorganisation et d’un renforcement de la violence, « légitime » ou non : d’abord, l’État néolibéral abandonne son rôle social et se concentre sur ses fonctions dites régaliennes, surtout répressives et sécuritaires ; ensuite, ce même État sous-traite et privatise de plus en plus la violence, tant pour économiser que pour se décharger des besognes les plus illégitimes. D’autre part, se forment de nombreux groupes armés et/ou paramilitaires, dans le sillage des politiques contre-insurrectionnelles ou autour du trafic des personnes ou des substances illégalisées notamment. Anciens officiers et soldats démobilisés y recyclent et diffusent leur savoir-faire [Enloe, 1989 ; Falquet, 2008]. Les entreprises de mercenaires et de sécurité privée champignonnent et s’intègrent verticalement, réalisant simultanément par exemple l’exploitation minière, la vente d’armes et la milice [Deneault et al., 2008].
La militarisation renforce des archétypes et des rôles sociaux extrêmement sexistes
La militarisation généralisée et délibérée [Enloe, 2000] fait des ravages dans la population civile, entraînant assassinats, violences en tous genres et désensibilisation graduelle de la société. Ainsi, lancée en 2007, la « guerre contre le narcotrafic », qui mobilisait 36 000 militaires dans le nord du Mexique, début 2009 [21], a tué plus de 23 000 personnes entre 2007 et mai 2010 [22]. Plus généralement, la militarisation renforce des rôles sociaux et des archétypes extrêmement sexistes. Les hommes sont surtout confrontés à l’idéal du héros armé brutalissime et prêt à une mort prématurée. Les femmes se partagent entre « victimes » silencieuses des horreurs, parfois mères d’enfants du viol ; repos des « guerriers » dans les camps des groupes armés ou dans les « zones de détente » des armées régulières ; épouses, filles, sœurs et mères éplorées des combattant-e-s ; fières vengeresses de leurs morts et attaquantes suicides ; soldates ou policières professionnelles sans états d’âmes puisqu’il faut bien gagner sa vie ; ou hyper-femmes de rêve façonnées par la chirurgie esthétique pour les beaux yeux des narcotrafiquants et à leurs frais.
Le continuum de la violence néolibérale associe violences publiques, semi-privées et privées
Une nouvelle violence contre les femmes, directement liée au néolibéralisme, semble apparaître avec les « féminicides » de Ciudad Juárez, ces disparitions et assassinats assortis de viol et d’autres tortures, dans la plus totale impunité, de centaines de jeunes femmes, qui endeuillent le Mexique depuis le début des années 1990 et commencent à se répandre sur tout le continent [Fregoso et Bejarano, 2010]. Certaines analyses suggèrent que les corps torturés des femmes seraient désormais utilisés comme moyen de communication par et entre les bandes d’hommes en armes émergentes (mafia, narcos) dans leur lutte pour le contrôle du territoire [Segato, 2005]. En tout état de cause, il faut replacer cette violence dans un amalgame nouveau, le continuum de la violence néolibérale, qui associe violences publiques, semi-privées et privées, incluant les violences des hommes contre les femmes [Falquet, 2008]. Ce continuum réunit très efficacement des actes commis (ou soutenus par omission) par l’État, l’armée, la police, les paramilitaires et les groupes de lutte armée, mais aussi par des pères, des frères et des maris, ou encore par des juges, des enseignants, des religieux, des médecins, des collègues et des voisins. Cette violence est d’autant plus difficile à cerner qu’elle provient d’une multitude d’acteurs peu visibles car pour la plupart privés et indépendants, mais agissant dans le cadre d’une complicité globale implicite autour d’une idée assez similaire de ce qui est « bon pour les femmes ».
La violence néolibérale est également liée au renforcement de l’autoritarisme politique [Petras, 2001], en particulier avec les nombreuses lois d’exception prises à partir du 11 septembre 2001, y compris dans des pays qui, sur le plan formel, constituent des démocraties bien établies (France, Israël, Colombie, Italie). Moralisme exacerbé et dérives parfois qualifiées de fascisantes s’observent aussi bien de la part des secteurs hégémoniques que de leurs opposant-e-s, comme l’ont montré les conflits algérien, tchetchène, en ex-Yougoslavie ou en Indonésie. Les nationalismes se développent avec force, tant au niveau des « minorités » les plus diverses que des États, souvent appuyés sur l’activation du religieux et en réaction à l’appauvrissement, aux agressions systématiques et à la migration forcée qui frappent durement les populations. Cet autoritarisme moraliste vise surtout à garantir le maintien de l’ordre économique néolibéral, y compris par la force. Ainsi, face au grave mécontentement social provoqué par la crise économique de 2009-2010, M. Barroso, président de la commission européenne, déclarait tout de go : « si les mesures d’austérité [préconisées par le FMI pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal] ne sont pas mises en place, la démocratie telle que nous la connaissons actuellement pourrait disparaître dans ces pays. Il n’y a pas d’autre alternative » [23].
Dans cette réorganisation néolibérale de la violence et de la guerre, la « race » est instrumentalisée pour diviser les femmes – qui sont un des plus gros bataillons de la main-d’œuvre « bridée » du néolibéralisme [Moulier-Boutang, 1998]. Simultanément, une soi-disant défense de l’égalité entre sexes est manipulée pour accuser l’ennemi racialisé d’être irrémédiablement « patriarcal » – les migrant-e-s et les populations racisées constituant également une part importante de la main-d’œuvre vitale pour le néolibéralisme [Falquet, 2010].
les hommes en armes de la guerre anti/terroriste de tous bords tentent de se légitimer en se faisant les champions des femmes et de leurs droits
Ainsi, les hommes en armes de la guerre anti/terroriste, de quelque bord qu’ils soient, tentent de se légitimer en se faisant les champions des femmes et de leurs « droits », alors même qu’objectivement, ils tolèrent sans états d’âme, voire fomentent, l’oppression et l’exploitation des femmes, que ce soit sous le voile obligatoire, en sous-vêtements ultrasexys ou en battle dress. Quant aux femmes, la polarisation politique et sociale qui résulte des logiques de guerre généralisée réduit considérablement leurs marges de manœuvre quotidiennes et politiques. Elles sont soupçonnées de rejoindre « l’ennemi » dès qu’elles tentent de s’unir avec les « autres » femmes, et leurs revendications féministes sont brouillées par la surenchère faussement « pro-femme » des deux camps.
On aide les femmes violées à parler des enfants du viol mais pas à récupérer leurs terres
Enfin, le bilan des luttes contre les violences sexuelles employées comme arme de guerre [Guénivet, 2001] est plus que mitigé. On doit certes saluer le courage des femmes qui les dénoncent, souvent au prix d’une nouvelle stigmatisation, et espérer que le châtiment des coupables et la réparation envers les victimes permettent de reprendre la vie sociale sur des bases saines. Mais on peut aussi s’inquiéter de la montée en puissance d’un discours à la fois victimiste, psychologisant et dépolitisant sur ces violences, développé par de nombreuses ONG, sous l’influence mondialisatrice et uniformisatrice de l’ONU, notamment depuis l’adoption en 2000 de la résolution 1325 sur les femmes et les conflits armés. En effet, l’intervention psychosociale d’urgence face aux violences considérées comme des « traumas », largement calquée sur une idée occidentale et individualiste de la personne et de la santé mentale, peut être comprise comme une manière d’enfermer les femmes dans une image de « victimes », nécessaire aux associations pour continuer à obtenir des fonds [Summerfield, 1998]. Surtout, alors que le but des diverses agressions est souvent global (s’emparer d’une zone convoitée, à la fois en violant des femmes et en s’emparant de leur bétail), les analyser de manière séparée (d’un côté, la bestialité des soldats, de l’autre la rapine) les délie de leur objectif matériel (l’accaparement du coltan est masqué par le viol [RFDP et al., 2004]) et empêche d’y apporter une réponse globale (on aide les femmes violées à parler des enfants du viol, mais pas à récupérer leurs terres). Enfin, beaucoup reste à écrire sur le rôle des femmes dans les processus de paix, une paix qui se fait souvent grâce à elles mais à leur détriment – notamment du fait de la tendance croissante des institutions internationales à imposer des processus de réconciliation dans lesquels ce sont surtout elles qui doivent renoncer à leurs droits [24].
Les femmes racisées et prolétarisées pourraient bien constituer le cœur de la résistance et le ferment d’une alternative
Il ne faut cependant pas conclure ce tour d’horizon de la mondialisation de manière univoque. Certes, les conséquences multiformes du néolibéralisme sont plutôt négatives pour la très grande majorité de la population mondiale, et franchement désastreuses pour une grande partie des femmes, en particulier celles qui sont racisées et prolétarisées. Mais précisément, ces femmes racisées et prolétarisées pourraient bien constituer le cœur de la résistance et le ferment d’une alternative.
On a vu l’instrumentalisation d’un discours pro-femmes pour justifier la violence armée et l’approfondissement des logiques néolibérales
Une première lecture possible des évolutions du mouvement des femmes et féministe depuis les années 1980 fait apparaître trois grands points. D’abord, son développement : multiplication et consolidation organisationnelle des groupes, approfondissement théorique et reconnaissance progressive des études féministes dans de nombreuses régions du monde. Ensuite, son fractionnement croissant en tendances contradictoires qui luttent pour l’hégémonie sous l’œil malveillant des nouveaux groupes masculinistes et des anti-féministes de toujours – qui exacerbent à loisir leurs divisions, distribuant avec suffisance blâmes et satisfecits. Les bailleurs de fonds, quant à eux, coupent ou renouvellent les subventions, devenues indispensables à la plupart des tendances, selon des critères toujours plus contestables. Enfin, comme on l’a vu, la manipulation et l’instrumentalisation d’un discours « pro-femmes » par les institutions internationales, une partie des États et des forces politiques conservatrices, pour justifier la violence armée et l’approfondissement des logiques néolibérales.
Les théories féministes fournissent certaines des analyses les plus éclairantes de la mondialisation néolibérale en pensant ensemble les rapports sociaux de sexe, de race et de classe
Une autre lecture est possible, plus optimiste. D’abord, le mouvement féministe démontre sa capacité à nouer des alliances transnationales autonomes, c’est-à-dire au moins partiellement en dehors des « grandes messes » de l’ONU, de ses financements, de ses objectifs et de ses concepts – la Marche mondiale des femmes en est le meilleur symbole. Ensuite, c’est un mouvement sincèrement préoccupé par l’éthique : il tente activement de construire des alliances politiques égalitaires, en son propre sein comme avec d’autres mouvements sociaux [Bacchetta, 2010]. Enfin, les théories féministes fournissent certaines des analyses les plus éclairantes de la mondialisation néolibérale. Peut-être parce qu’à la différence d’autres courants de politiques, elles tentent de penser ensemble les rapports sociaux de sexe, de « race » et de classe. Probablement aussi parce qu’étant les plus affectées par la mondialisation, les femmes possèdent ce que Bell Hooks nomme « privilège épistémique » : une bonne dose de lucidité sur ce qui les touche de si près.
Ce sont souvent des femmes, féministes et lesbiennes qui sont présentes dans les luttes concrètes et quotidiennes contre le néolibéralisme
Ce sont souvent des femmes, et tout particulièrement des féministes et des lesbiennes, qui sont massivement présentes dans les luttes concrètes et quotidiennes contre le néolibéralisme sous ses différentes figures, quand elles n’en sont pas les initiatrices. Je n’en donnerai que trois exemples, latino-américains : la résistance des femmes, des lesbiennes et des féministes du Honduras, qui participent activement à la Coalition des organisations populaires et indiennes (copin) contre le coup d’État de 2009 ; la destruction, par des dizaines de femmes du Mouvement autonome de paysannes brésiliennes, d’une pépinière d’eucalyptus destinés à produire du papier journal pour les pays du Nord, sur des terres volées aux populations indiennes, Noires et paysannes en général, à l’occasion du 8 mars 2006 et enfin, la Rencontre internationale de femmes et de peuples latino-américains contre la militarisation, qui s’est tenue en août 2010 en Colombie, rassemblant trois mille femmes dans les rues de Barrancabermeja, le berceau des paramilitaires, et devant l’une des plus grandes bases militaires financée par les États-Unis [25].
Les résistances sont nombreuses, multiformes, les analyses critiques se multiplient et les femmes, travailleuses clés et analystes acérées de la mondialisation, y jouent un grand rôle : il existe des raisons d’espérer, un autre monde est possible.
Jules Falquet, « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail, genre et sociétés 2011/1 (n° 25), p. 81-98.DOI 10.3917/tgs.025.008
[1] Voir Helena Hirata et Hélène Le Doaré [1998] ; Christa Wichterich [1999] ; attac [2003] ; Jeanne Bisilliat [2003] ; Jules Falquet, Helena Hirata et Bruno Lautier [2006] ; Jules Falquet [2008] ; Jules Falquet et al. [2010].
[2] J’utilise le mot « race » pour souligner le poids du racisme. Je lui adjoins des guillemets car, tout comme le sexe, la « race » n’a rien de naturel, il s’agit du résultat d’un rapport social. Par ailleurs, ma définition de la « race » inclut des éléments liés au phénotype, mais aussi à la nationalité et au statut légal, notamment.
[3] Accessible sur <http://europa.eu> , consulté le 27 août 2010.
[4] « Occident », « Nord » ou « Sud global » sont des notions politiques et non géographiques, qui recouvrent une immense variété de situations nationales, régionales et locales.
[5] Accessible sur <http://www.diploma> , consulté le 27 août 2010.
[6] Ce que Sylvia Walby [1997], pour la Grande Bretagne, voit comme un retour d’un « patriarcat public », le Welfare State, vers un « patriarcat privé ».
[7] La comptabilisation de différentes formes de pauvreté constitue un enjeu extrêmement complexe [Lautier, 2002]. Rappelons simplement que le Secrétaire général des Nations unies lui-même affirmait, en présentant Le rapport de 2010 sur les objectifs du Millénaire pour le développement (omd) : « l’amélioration de la vie des pauvres est encore lente et insuffisante, et quelques gains obtenus à grands efforts ont été gâchés à cause des crises climatiques, alimentaires et économiques ». Voir <http://www.un.org> , consulté le 3 octobre 2010.
[8] Comme l’explique très visuellement le film de Coline Serreau « Solutions locales pour un désordre global », 2010.
[9] Par exemple, la Banque mondiale soutient puissamment les investissements chinois dans différents pays africains. Voir <http://www.pairault.> , consulté le 29 août 2010.
[10] Le Mexique a cependant expulsé presque douze millions de personnes dans les dix dernières années [La Jornada, 9 novembre 2010].
[11] Les autorités indiennes souhaitant garder une partie de la population à la campagne. Je remercie Paola Bacchetta pour ce commentaire ainsi que pour sa relecture de ce texte.
[12] Cent dix millions de personnes dépendent de ce fleuve dans plusieurs pays, voir <http://www.rfi.fr> , consulté le 22 août 2010.
[13] Julien Damon, « Population mondiale : une moitié d’urbains ? », Sciences Humaines, accessible sur <http://www.sciences>
[14] Je remercie Nasima Moujoud et son père pour ces informations. Voir également Travis Lybbert, « Les impacts du “boom” de l’huile d’argan sur les ménages et la forêt de l’arganeraie », Conférence du 25 février 2010, lped, Université de Provence.
[15] Voir <http://www.rutapaci>
[16] Ainsi les accords de Cotonou de 2000 mettent fin aux accords de Lomé qui garantissaient les prix agricoles et miniers des pays de la zone ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique).
[17] On verra par exemple les déclarations de Leonor Cedillo Becerril (spécialiste en santé du travail et environnementale, consultante de l’OIT), voir <http://www.reluita.org>
[18] Personnes ou populations opprimées et exploitées dans le cadre des rapports sociaux de « race » et socialement construites dans ces rapports de pouvoir.
[19] Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU réalisent 90 % des exportations d’armes mondiales et défendent férocement leur quasi-monopole sur le nucléaire militaire.
[20] Je remercie Olga González pour avoir attiré mon attention sur ce point.
[21] « Mexique : seize nouveaux meurtres, deux hommes décapités », afp, 2 avril 2009.
[22] « Mexique : les cartels font 200 morts en six jours », voir Le Nouvel Observateur du 17 mai 2010
[23] Hans Dietrich, « Unión Europea amenaza con dictaduras militares », Rebelión, 1er juillet 2010, accessible sur <http://www.rebelion.> , consulté le 23 août 2010.
[24] Je remercie Olga González d’avoir attiré mon attention sur ce point.
[25] Voir <http://justiciaporcolo> , consulté le 23 août 2010.
8 juillet 2021, par Jules Falquet
8 décembre 2020, par Christine Vanden Daelen , ZinTV , Jules Falquet
30 juin 2020, par Jules Falquet
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29 février 2016, par Jules Falquet