25 mai par Soumya Sahin
La microfinance en Inde était censée démocratiser le crédit et d’autonomiser les pauvres. Mais, derrière la rhétorique bien rôdée de « l’inclusion financière », se cache une réalité plus complexe. Cet article explore la montée de la microfinance simultanément en tant qu’outil économique et en tant qu’instrument politique, qui masque souvent l’inégalité structurelle par le langage de l’opportunité. La microfinance, qui a vu le jour dans les villages où l’État s’est retiré, a comblé un vide en ne remettant pas en cause le système, mais en y adaptant les pauvres. L’emprunteur, qui était auparavant un ouvrier ou un paysan, est devenu un « client ». Le prêt, qui n’est plus un droit, devient un produit. Enveloppée dans le langage de l’autonomisation, la microfinance a construit une économie parallèle sur le dos du travail informel, des moyens de subsistance précaires et des cycles de remboursement incessants. Pourtant, le discours est resté séduisant : modestes prêts, rêves ambitieux. Pourtant, les rêves, comme les dettes, sont assortis d’intérêts. Notre proposition principale est que la microfinance n’est pas une panacée : la promesse d’autonomisation par le crédit est fondamentalement limitée lorsque l’accès se substitue au pourvoir d’agir et que l’inclusion financière est découplée de l’inclusion politique. Cet article n’idéalise pas la microfinance. Il l’interroge. Il demande qui profite du fait que la pauvreté devient un marché, que la solidarité est monétisée et que le développement est mesuré par des versements mensuels. En retraçant l’évolution de ce système, nous nous confrontons à une question toute simple aux implications révolutionnaires : peut-on libérer les pauvres avec du crédit ou seulement avec du pouvoir ?
Pour appuyer l’idée que la microfinance peut être un outil puissant dans la lutte contre la pauvreté, les Nations unies ont déclaré 2005 Année internationale du microcrédit. L’attention mondiale portée à la microfinance s’est encore intensifiée lorsque Muhammad Yunus, pionnier du mouvement, s’est vu décerner le prix Nobel de la paix. Le comité Nobel a reconnu que la microfinance permet aux individus d’échapper au cycle de la pauvreté, ce qui constitue une base essentielle pour parvenir à une paix durable. Les décideurs politiques et les organisations d’aide ont accueilli le microcrédit avec un optimisme presque euphorique, le saluant comme une panacée pour la réduction de la pauvreté. Cependant, la question demeure : la microfinance peut-elle vraiment tenir ces nobles promesses ?
Les institutions de microfinance accordent des crédits aux personnes à faible revenu qui sont généralement exclues du système bancaire formel. Ces institutions sont généralement financées par des donateurs internationaux, des ONG ou des banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
qui proposent des capitaux à des taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
préférentiels ou inférieurs à ceux du marché. Les fonds sont ensuite distribués sous forme de petits prêts aux personnes pauvres et aux petites entreprises locales. Outre le crédit, de nombreuses institutions de microfinance proposent d’autres services financiers, notamment des comptes d’épargne, des assurances et des fonds d’urgence. Elles apportent également un soutien non financier en formant les emprunteurs à la gestion d’entreprise, à la culture financière et à la sensibilisation à la santé, dans le but de créer une voie plus durable pour sortir de la pauvreté.
La partie A traite des origines de la microfinance et de sa métamorphose en une industrie structurée. La partie B examine l’approche réglementaire de l’État et la position idéologique de l’autonomie financière. La partie C analyse les contradictions théoriques de la microfinance – son double rôle d’émancipateur et d’exécutant – et la partie D s’appuie sur des expériences empiriques en Inde pour illustrer ces tensions dans la réalité vécue. Au fil de cette structure, le document avance l’argument central selon lequel la microfinance, telle qu’elle est pratiquée actuellement, risque d’institutionnaliser la dépossession sous le couvert de l’autonomisation.
Bien avant que la microfinance ne devienne un mot à la mode dans les cercles politiques ou une expression valorisante pour les investisseurs d’impact, les pauvres de l’Inde avaient déjà mis en place leurs propres filets de sécurité financière. En vérité, ils n’avaient pas le choix. Les institutions officielles, telles que les banques, les coopératives et les compagnies d’assurance, ne parvenaient pas à atteindre ces personnes ou ne reconnaissaient pas leurs besoins. Mais, le besoin de crédit n’attend pas un livret. Les communautés se sont donc tournées vers l’intérieur, créant des systèmes complexes de financement informel qui ne reposent pas sur la paperasserie mais sur les relations personnelles. Ces modèles traditionnels – fonds de crédit, groupes d’épargne rotatifs et prêteurs villageois – n’étaient pas parfaits. Ils ont souvent renforcé les hiérarchies de castes et le contrôle patriarcal. Mais ils étaient vivants, réactifs et ancrés dans les économies morales locales. Emprunter à un voisin n’était pas qu’une transaction ; c’était un acte de confiance, de honte, de survie. En cas de défaut de paiement, la sanction n’était pas la saisie, mais l’exclusion de l’économie morale de la communauté. Aucun score de crédit n’était nécessaire ; la réputation suffisait. C’est là qu’intervient le sahukar [1] du village, souvent diabolisé mais profondément essentiel. Il était le prêteur de dernier recours et de premier recours. Oui, ses taux pouvaient frôler la prédation. Mais, sa présence comblait un vide laissé par l’État. Les banques nationalisées existaient peut-être de nom, mais pas d’esprit ni de personnel. Le sahukar, malgré tous ses vices, frappait au moins à votre porte, non pas pour obtenir un prêt, mais pour en proposer un.
Les économistes, formés à l’analyse du secteur formel, ont souvent balayé ces systèmes d’un revers de main, les qualifiant d’archaïques ou d’inefficaces. Mais, l’efficacité est relative. Lorsqu’une femme a besoin d’argent dans la soirée pour une opération chirurgicale d’urgence, attendre trois semaines pour le processus KYC [2] (Know Your Customer - Connais Ton Client ) d’une banque n’est pas « efficace ». Dans ces moments-là, c’est le prêteur informel – problématique, imparfait et humain – qui intervient. Bien sûr, cette informalité a un prix. Les emprunteurs marginalisés, en particulier les Dalits et les femmes, étaient à la merci de structures puissantes. Les prêts étaient assortis de conditions sociales, sexuelles ou autres. La distinction entre prêteur et oppresseur peut devenir floue. Cependant, ironiquement, ce système d’exploitation offrait un meilleur accès que le système bancaire formel, qui n’était pas enclin à en tirer profit. Ce qui est remarquable, c’est que ces systèmes se sont maintenus non pas parce qu’ils étaient bien réglementés ou dotés de technologies efficaces, mais parce qu’on leur faisait confiance. Les pauvres se sont tournés vers eux non par nostalgie, mais par nécessité. Lorsque les institutions ne fonctionnent pas pour vous, vous construisez les vôtres. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Ironiquement, lorsque la microfinance moderne est entrée en scène, elle n’a rien inventé de nouveau ; elle s’est contentée d’habiller l’ancien en costume neuf. Le partage des risques est devenu une « responsabilité conjointe ». L’intuition du prêteur du village est devenue un algorithme de crédit. L’État a formalisé les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
morales par des calendriers de recouvrement et des garanties
Garanties
Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome).
collectives. En bref, l’État et le marché ont pris un système de survie vieux de plusieurs siècles, l’ont stérilisé et l’ont rebaptisé « autonomisation ». Cependant, l’autonomisation sans changement systémique n’est qu’un prêt accompagné de bonnes pratique de relations publiques. Ainsi, le cycle se poursuit.
Les pauvres ont toujours emprunté, pa seulement de l’argent, aussi de la dignité, de la stabilité et du temps. La question est de savoir à qui et à quel prix.
Après l’indépendance, l’Inde a flirté avec le « socialisme », non pas par romantisme idéologique, mais parce que la pauvreté était partout et le capital nulle part. L’État, dans le cadre de la planification mise en place par Nehru, a pris sur lui de tenir le rôle de banquier des pauvres. Des sociétés coopératives de crédit, des banques nationalisées et des banques rurales régionales ont été mises en place en grande pompe. Mais, comme pour de nombreux programmes gouvernementaux, ce qui semblait impressionnant sur le papier a peiné à sortir de la page. Les pauvres, en particulier dans l’Inde rurale, se sont retrouvés devant la porte vitrée du système de crédit officiel, frappant poliment tandis que les banquiers détournaient le regard. Les fonctionnaires n’ont pas atteint leurs objectifs de prêt, les taux de défaut de paiement les ont alarmés et le personnel, peu enclin à prendre des risques, n’a pas trouvé de motivation pour prêter à une femme aux pieds nus sans garantie. L’effondrement du système de crédit rural n’a pas été soudain, mais s’est plutôt produit dans un soupir bureaucratique.
C’est à cette époque que la NABARD [3], créée en 1982 en tant qu’agence de refinancement et de développement rural, a commencé à repenser le jeu. Si, au lieu que l’État prête aux pauvres, les pauvres se prêtaient les uns aux autres ? C’est ainsi qu’est né le modèle des groupes d’entraide (Self-Help Group, SHG) [4]. Le génie des SHG n’était pas économique, il était politique. Il s’agissait d’un rêve néolibéral habillé de vêtements populaires : remplacer l’État par la « participation communautaire » dans l’aide sociale. Les SHG regroupaient généralement des femmes en collectifs de dix à vingt personnes, les encourageaient à épargner des sommes infimes et construisaient lentement des pools de prêts à partir de ces épargnes. C’était l’économie, la discipline et l’idéologie de l’amorce à l’autonomie en sari.
Le langage était séduisant. Autonomisation-Participation-Appropriation. Mais, sous la rhétorique, quelque chose de plus silencieux se produisait : l’État se retirait. Le crédit, qui était autrefois un droit accordé par le biais de programmes sociaux, est devenu une responsabilité confiée aux pauvres eux-mêmes. Ne nous demandez pas de prêts, nous vous apprendrons à vous prêter à vous-mêmes. Reconnaissons que les groupes d’entraide sociale ont apporté des changements. Les femmes ont gagné en visibilité sociale, ont pris l’habitude d’épargner et ont créé des réserves d’urgence dans des économies par ailleurs impitoyables. Les réunions sont devenues des espaces de solidarité et même de résistance subtile. Dans certains villages, les groupes d’entraide se sont transformés en groupes de pression politiques, réclamant des magasins de rationnement et la réparation des routes. Ils n’étaient pas des outils passifs ; ils se sont battus, ont négocié et ont souvent obtenu gain de cause.
Toutefois, le modèle n’était pas sans faille. L’hypothèse selon laquelle la pression collective garantirait le remboursement s’est souvent traduite par une honte collective. Si vous manquiez une échéance, vous ne deviez pas rendre des comptes à la banque, mais également à votre voisin, à votre cousin et à votre meilleur ami. Le capital social, autrefois filet de sécurité, est devenu un mécanisme de surveillance. En outre, les SHG exigeaient de fastidieuses heures de travail émotionnel et administratif non rémunéré, principalement de la part de femmes déjà surchargées. La gestion d’une cellule de microcrédit vient s’ajouter aux responsabilités liées à la gestion d’un foyer, à l’éducation des enfants et aux travaux des champs. Dans ce modèle, l’autonomisation commençait à ressembler étrangement à un surcroît de travail.
Pourtant, les gouvernements et les ONG l’ont adoré. Le modèle des SHG répondait à tous les critères : il était abordable, avait un impact significatif et se concentrait principalement sur les femmes. Pour le secteur du développement, c’était l’équivalent d’un repas préparé à la maison, bon marché, humble et idéalisé, quelle que soit la personne qui faisait la vaisselle. Mais, lorsqu’un système s’appuie sur les pauvres pour financer et diriger leur propre développement, il faut se poser la question suivante : s’agit-il d’une autonomisation ou d’un abandon ? Les SHG n’ont jamais été une expérience financière fondamentale ; ils ont été un compromis politique. Comme pour tous les compromis, le coût réel est souvent payé discrètement par ceux qui peuvent le moins se le permettre.
Le monde de la microfinance s’est transformé au début des années 2000. L’image de villageoises aux pieds nus se tenant par la main lors d’une réunion d’un groupe d’entraide (SHG) a disparu. L’institution de microfinance [5](IMF) était lisse, technicisée, privée et résolument orientée vers le profit. Ce qui avait commencé comme une expérience sociale était désormais habillé en tenue décontractée et voulait faire des affaires. Inspirée par le modèle de la Grameen Bank et alimentée par le capital-risque, l’Inde a connu un boom des IMF sans précédent. Des centaines d’institutions ont vu le jour presque du jour au lendemain, chacune promettant de prêter aux pauvres sans garantie. « Le crédit est un droit de l’homme », citait Yunus.
Les pauvres n’étaient plus considérés comme des fardeaux à élever, mais comme des clients à conquérir. Les investisseurs ont adoré le modèle, qui se targue de taux de remboursement élevés. Le risque de défaillance est minime. Des opérations évolutives. Tout le monde a applaudi, sauf les emprunteurs, qui se sont retrouvés à jongler avec les prêts comme des artistes de cirque, sans filet de sécurité en vue. Contrairement aux groupes d’entraide, les IMF ne se préoccupent pas de votre travail communautaire ou de la solidarité de votre groupe. Ce qui les intéresse, c’est votre capacité à payer le lundi. Tous les lundis. Si vous n’y parvenez pas, votre nom sera inscrit sur la liste, votre dignité sera mise en question et vos voisins, recrutés comme co-garants, devront tenir le rôle d’exécuteurs. C’était de l’inclusion financière à couteaux tirés. Les agents de crédit, motivés par des objectifs mensuels de décaissement, parcouraient les villages comme des vendeurs sous l’emprise de la caféine. Ils ne s’arrêtaient pas pour demander à quoi servait le prêt. Ouvrir un magasin ? Acheter une chèvre ? Marier une fille ? C’est parfait. L’argent arriverait à destination plus rapidement qu’une carte de rationnement, mais avec beaucoup plus de restrictions. Sur le papier, les chiffres sont impressionnants. Cependant, il est crucial de se rappeler que les statistiques ne reflètent pas toujours fidèlement la réalité. Derrière les statistiques se cachent des femmes qui mettent en gage des bijoux, sautent des repas ou empruntent auprès de prêteurs informels juste pour payer leurs mensualités. L’ensemble du modèle repose sur la honte et la pression sociale, et non sur la capacité ou le consentement. Une femme préférerait se faire du mal à elle-même plutôt que d’entacher sa réputation.
L’État, comme par hasard, se tenait à l’écart. Il s’agissait d’une solution privée à un échec public. Quels sont les avantages de l’investissement dans l’emploi rural par rapport à l’octroi de prêts ? Pourquoi renforcer les banques publiques alors que les IMF inondent les campagnes de liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
? C’était le rêve néolibéral : financiariser les pauvres, puis appeler cela de l’autonomisation. Pourtant, les IMF ont bien vendu l’illusion. Leurs sites web étaient remplis de photos de femmes souriantes et d’histoires de transformation. Mais, ce qu’ils montraient rarement, c’était l’épuisement, l’effondrement et le désespoir silencieux d’être piégé dans un cycle d’endettement déguisé en opportunité.
Dans cette phase, la microfinance a cessé d’être un moyen de lutte contre la pauvreté. Elle est devenue un segment de marché. Les pauvres n’étaient plus un problème à résoudre, mais un portefeuille à diriger. Le secteur a parlé de « produits financiers Produits financiers Produits acquis au cours de l’exercice par une entreprise qui se rapportent à des éléments financiers (titres, comptes bancaires, devises, placements). », d’« intégration des clients » et de « gestion des risques ». Le langage a changé. La motivation aussi.
Si les SHG étaient un appel à l’autonomie, les IMF étaient une leçon de consommation disciplinée. Vous pouviez emprunter, mais seulement pour rembourser davantage. Si vous avez des difficultés, ne vous inquiétez pas, il y a toujours un autre prêt en attente.
Tout rêve a son point de rupture. Pour le conte de fées indien de la microfinance, ce point a été atteint en 2010, dans l’État de l’Andhra Pradesh. Une région présentée comme la capitale de la microfinance du pays. Ce qui avait commencé comme une histoire d’autonomisation s’est transformé en une histoire d’exploitation, de suicide et d’échec systémique. La crise n’était pas qu’un effondrement financier, c’était aussi un constat moral. À cette époque, l’Andhra Pradesh était saturé d’IMF. Des dizaines d’institutions se bousculaient pour accorder des prêts, souvent aux mêmes emprunteurs, encore et encore. Il n’y avait pas de véritable contrôle préalable, seulement des quotas à respecter. Si une femme avait déjà contracté trois prêts, elle pouvait encore en obtenir un quatrième, parce que ses voisins s’en portaient garants. Si les voisins refusaient ? La honte a toujours été moins chère que la garantie. Les agents de crédit ont commencé à ressembler davantage à des agents de recouvrement qu’à des travailleurs sociaux. Les remboursements hebdomadaires sont devenus des rituels religieux, et le défaut de paiement un péché social. La violence émotionnelle était brutale, nourrie par l’humiliation publique, les menaces de saisie de biens, voire l’intimidation. Dans certains cas, la frontière entre la persuasion et le harcèlement s’est estompée de manière fatale. Des rapports ont commencé à faire état d’emprunteurs ayant mis fin à leurs jours sous la pression. Les femmes vendaient leurs ustensiles, retiraient leurs enfants de l’école, hypothéquaient leur dignité. Plus de 70 suicides ont été liés aux pratiques coercitives de la microfinance dans l’État. C’était un paradoxe sur lequel s’étouffer : les prêts censés libérer étaient en train de les tuer.
Le gouvernement de l’Andhra Pradesh, sous la pression croissante de l’opinion publique, est passé à l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
, mais pas avec une précision chirurgicale. Il a plutôt freiné les choses en adoptant une ordonnance radicale en octobre 2010. Les IMF ont dû s’enregistrer auprès des autorités du district, cesser de faire du porte-à-porte et arrêter de prêter sans contrôle du gouvernement. Le secteur, autrefois gonflé par une croissance incontrôlée, s’est soudain retrouvé à bout de souffle. Les investisseurs ont paniqué. Les portefeuilles se sont effondrés. Les IMF nationales, dont certaines venaient d’être cotées en bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
, ont vu leurs valorisations chuter. Pour un secteur accoutumé à la vitesse et à l’échelle, il s’agissait d’une réadaptation par la force. Beaucoup l’ont qualifiée de chasse aux sorcières, d’autres ont dit qu’elle aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Ce que personne ne pouvait nier, c’est que la crise de l’Andhra a dévoilé les dessous les plus sombres de la microfinance. Elle a également révélé une vérité plus profonde : la pauvreté n’est pas un fossé à combler par le crédit. C’est une condition, façonnée par la caste, le sexe, l’absence de terres et le retrait de l’État. La microfinance, débarrassée de son vernis marketing, a fait de la pauvreté un modèle commercial, où le profit n’est pas lié au progrès, mais au remboursement.
La crise a également soulevé une question épineuse : où était le régulateur ? La Reserve Bank of India, qui s’était jusque-là tenue à l’écart de la microfinance, a soudain dû agir. Il s’en est suivi une course à la légitimité : nouvelles réglementations, codes de conduite révisés et organisations d’autorégulation. Mais, le mal était déjà fait. La confiance entre l’emprunteur et le prêteur, le gouvernement et l’institution, s’est brisée. Pourtant, même dans les décombres, les IMF ont survécu. Elles ont changé de marque, se sont recalibrées et sont revenues. La crise, comme toutes les crises du capitalisme, est devenue une leçon de risque et non d’éthique. Une fois de plus, les pauvres ont supporté le poids du nettoyage. En fin de compte, le banquier n’est jamais le premier à souffrir de l’éclatement de la bulle du crédit.
Après que la crise de l’Andhra Pradesh en 2010 a fait voler en éclats la microfinance, le secteur s’est retrouvé acculé, moralement en faillite, financièrement ébranlé et politiquement impopulaire. Le gâchis était devenu trop important pour être ignoré, même par un système habitué à fermer les yeux.
La Reserve Bank of India (RBI) [6] est finalement entrée en scène après avoir maintenu une approche non interventionniste pendant des années. Elle a formé le comité Malegam en 2011 pour recommander un cadre réglementaire. Le rapport a conservé un ton mesuré, mais son sous-texte était cinglant : le secteur s’était développé trop rapidement, de manière trop lâche et était beaucoup trop avide de rendements. Le rêve de l’inclusion financière s’était transformé en une course effrénée, et quelqu’un devait faire le ménage. La RBI a agi. Elle a plafonné les taux d’intérêt, introduit des limites de prêt et restreint le nombre d’IMF auxquelles un emprunteur peut s’adresser. La création d’une nouvelle catégorie, celle des sociétés financières non bancaires et des institutions de microfinance (NBFC-MFI), a enfin permis à la microfinance de faire l’objet d’un examen réglementaire formel. On a eu l’impression que le secteur avait reçu une directive le priant de dépasser sa rébellion d’adolescent.
Ces réformes n’étaient pas de banales notes de bas de page bureaucratiques. Elles représentaient un changement idéologique – du chaos guidé par le marché au capitalisme guidé par l’État. Présentée comme une « protection des clients », la réglementation visait également à restaurer la crédibilité de la microfinance auprès des investisseurs et des partenaires mondiaux. Il ne s’agissait pas d’un virage à 180 degrés. Il s’agissait d’une correction de trajectoire cosmétique déguisée en réforme. Parallèlement, le secteur a connu une période de repli stratégique. De nombreuses IMF modestes ont fermé leurs portes. Les acteurs majeurs se sont consolidés. Le langage s’est adouci. Des mots comme « autonomisation » ont été remplacés par « évaluation des risques ». Les femmes ne sont plus des « agents de changement », mais des « clientes ». La révolution a changé de nom. Mais la microfinance ne faisait pas que reculer. Elle se réinventait pour survivre. La technologie est entrée en jeu. Les IMF ont adopté les algorithmes de notation de crédit, le KYC numérique et les remboursements établis sur des applications. L’histoire s’est transformée : les pauvres n’étaient plus seulement solvables, mais également numériquement solvables. Pendant ce temps, le gouvernement indien ne restait pas inactif. Les programmes de liaison entre les SHG et les banques ont été renforcés et des institutions comme MUDRA [7] ont vu le jour, censées démocratiser l’accès aux microcrédits. Mais, ces programmes s’inscrivaient eux aussi dans la même logique financiarisée : accorder des prêts aux pauvres et appeler cela du développement. Ce qui manquait – et manque toujours –, c’est une tentative sérieuse de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les pauvres ont besoin d’autant de prêts.
Aujourd’hui, la microfinance est en équilibre délicat. Elle n’est ni un sauveur ni un méchant. Elle a été réglementée, reconditionnée et réabsorbée dans le système sanguin de l’Inde néolibérale. Elle est peut-être plus prudente, mais pas plus radicale qu’avant. La structure demeure : les pauvres empruntent, remboursent, et recommencent. Mais, aujourd’hui, le cycle est plus fluide. Plus efficace. Moins visible. Une correction de trajectoire ? Peut-être. Mais, il faut se demander quel était ce cap au départ.
Traduit par Christine Pagnoulle
Source : Alternative Viewpoint
[1] Personne dont l’activité consiste à prêter de l’argent, en particulier à un taux d’intérêt très élevé.
[2] Il s’agit d’un processus par lequel les banques obtiennent des informations sur l’identité et l’adresse des clients. La procédure KYC (Connais Ton Client) doit être remplie par les banques lors de l’ouverture des comptes et doit être mise à jour périodiquement.
[3] La NABARD (National Bank for Agriculture and Rural Development) est la principale banque de développement de l’Inde, créée en 1982 pour promouvoir une agriculture et un développement rural durables et équitables. Elle fournit un soutien financier et technique à divers secteurs, notamment l’agriculture, les ressources naturelles et la microfinance, selon le ministère des Services financiers et le Fonds vert pour le climat.
[4] Il s’agit de modestes groupes communautaires, souvent composés de femmes, qui se réunissent pour mettre en commun leurs ressources et s’apporter un soutien économique mutuel. Les SHG se concentrent sur l’épargne, le crédit et d’autres activités qui aident les membres à améliorer leurs conditions de vie.
[5] Les IMF sont des sociétés financières qui accordent de modestes prêts aux personnes qui n’ont pas accès aux services bancaires.
[6] La Banque de réserve de l’Inde (RBI) est la banque centrale de l’Inde. Elle a été fondée le 1er avril 1935 selon les termes du Reserve Bank of India Act (1934). Son siège a été initialement établi à Kolkata, mais a été déplacé à Mumbai en 1937. Elle est chargée, entre autres, de la politique monétaire du pays, en lien avec le ministère des Finances. À ce titre, elle émet les billets en roupie indienne.
[7] Le Pradhan Mantri MUDRA Yojana (PMMY) est un programme lancé en 2015 pour fournir des prêts jusqu’à 2 millions de roupies indiennes (pour les entrepreneurs qui ont obtenu et remboursé avec succès des prêts antérieurs dans la catégorie « Tarun ») aux petites/microentreprises non corporatives et non agricoles. Ces prêts sont classés comme des prêts MUDRA dans le cadre du PMMY.
est professeur adjoint à l’Université nationale des sciences juridiques du Bengale occidental et membre du CADTM Inde.