A propos de la pétition « Spéculation et crise : ça suffit ! »
5 avril 2008 par Jean-Marie Harribey
Parmi les questions, voire les objections, qui sont posées ou faites aux auteurs de la pétition « Spéculation et crise : ça suffit ! » [1], il y a celles-ci : « Supprimer les deux articles incriminés est-il suffisant au regard de la révision radicale des politiques économiques qu’il convient d’opérer ? » Plus grave encore : « N’est-ce pas se limiter à réclamer une meilleure régulation des marchés financiers ? N’est-ce pas entériner l’idée que ces marchés ne souffriraient que d’un « manque de transparence », d’une défaillance des « procédures de sécurisation des transactions », ou encore d’un défaut de « moralité » ? » [2]
Toutes ces questions sont les bienvenues car elles vérifient l’hypothèse qui est à l’origine de cette pétition : la société éprouve un besoin urgent de débattre de son avenir, plus que jamais menacé par la financiarisation de l’économie mondiale. Et même si ceux qui nous interpellent, parce qu’ils craignent de notre part une trop grande timidité, ne signent pas d’emblée (car nous espérons les convaincre) la pétition, le but commence à être atteint : la pétition est un geste politique à partir duquel nous pouvons tirer le fil de la pelote. Alors, allons-y.
1. Il faut mettre le système bancaire sous contrôle public.
Parce qu’il est nécessaire de retrouver l’usage public de la monnaie, par le biais de laquelle une politique économique peut être menée, non pas pour accélérer une croissance aveugle comme le préconisent ceux qui n’ont pas encore compris la gravité de la crise écologique, mais pour promouvoir des activités utiles socialement et l’emploi.
Parce que la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
européenne maintient une ligne dont la raison est de satisfaire les détenteurs de capitaux et leurs institutions financières : elle fait couler à flots le crédit pour ces derniers, afin de leur permettre de participer à la restructuration permanente du capitalisme mondial (fusions, acquisitions, leverage buy out, etc.) ; en revanche ce laxisme se pare de vertu orthodoxe quand il s’agit d’admonester les gouvernements qui auraient une minuscule velléité de « faire du social » (Mme Merkel, progressiste s’il en est, en sait quelque chose pour avoir osé envisager de créer un salaire minimum en Allemagne).
Parce qu’il convient de mettre fin à la confusion entre banques de dépôts et banques d’affaires, d’encadrer très étroitement les procédures de titrisation
Titrisation
Technique financière qui permet à une banque de transformer en titres négociables des actifs illiquides, c’est-à-dire qui ne sont pas (ou pas facilement) vendables. Initialement, cette technique a été utilisée par les établissements de crédit dans le but de refinancer une partie de leurs prêts à la clientèle. Les prêts sont cédés à un véhicule juridique qui émet en contrepartie des titres (généralement des obligations) placés sur les marchés financiers. Avec la titrisation, les risques afférents à ces crédits sont transférés des banques aux acheteurs. Cette pratique s’étend aujourd’hui à d’autres types d’actifs et d’acteurs (portefeuilles d’assurances, immobilier, créances commerciales).
(extrait de Adda, p. 101, t. 1, 1996, p. 101-102)
Cette notion décrit la prépondérance nouvelle des émissions de titres (obligations internationales classiques émises pour le compte d’un emprunteur étranger sur la place financière et dans la monnaie du pays prêteur, euro-obligations libellées dans une monnaie différente de celle de la place où elles sont émises, actions internationales) dans l’activité des marchés. A quoi s’ajoute la transformation d’anciennes créances bancaires en titres négociables, technique qui a permis aux banques d’accélérer leur désengagement à l’égard des pays en voie de développement après l’irruption de la crise de la dette.
La caractéristique principale de cette logique de titrisation est la diffusion du risque qu’elle permet. Diffusion numérique tout d’abord, puisque le risque de défaut des emprunteurs cesse d’être concentré sur un petit nombre de banques transnationales en relation étroites les unes avec les autres. Diffusion qualitative ensuite, puisque chacune des composantes du risque afférent à un titre particulier peut donner lieu à la création d’instruments spécifiques de protection négociables sur un marché : contrats à terme pour se prémunir du risque de change, contrats de taux d’intérêt pour faire face au risque de variation des taux, marchés d’option négociables, etc. Cette prolifération des instruments financiers et des marchés dérivés donne aux marchés internationaux l’allure d’une foire aux risques, selon l’expression de Charles Goldfinger.
et de supprimer les paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
dans lesquels toutes les institutions financières ont pignon sur rue.
2. Il faut porter la remise en cause du capitalisme néolibéral en son cœur.
Son cœur, c’est le partage de la richesse produite, la fameuse valeur ajoutée pour la captation de laquelle le système financier est organisé. D’abord en imposant des normes de rentabilité du capital de plus en plus élevées qui ne peuvent être atteintes que par la déconnexion des salaires vis-à-vis de la productivité du travail. Ensuite en détricotant la protection sociale (assurance maladie et retraites) pour drainer une épargne de plus en plus abondante vers les marchés financiers en mal de liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
. Et il faut être doté d’une belle inculture pour prétendre que la capitalisation engendrera des richesses supplémentaires pour nourrir et soigner le troisième âge, et d’une encore plus belle dose de cynisme pour confier les retraites à la Bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
. Non seulement la finance est contre-productive, mais elle est improductive.
Le frapper au cœur en instaurant une fiscalité suffisamment progressive pour écrêter radicalement tous les revenus financiers distribués aux actionnaires et aux créanciers au-delà d’un seuil qui pourrait être celui du taux de croissance de l’économie.
Le dissuader de spéculer en taxant toutes les transactions financières avec des taux variables en fonction de l’ampleur du risque de spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
.
3. Tout cela ne serait que technique [3] si l’enjeu n’était pas politique.
Politique car il s’agit d’enlever le pouvoir à ceux qui, non seulement détiennent l’argent, de l’argent en quantité astronomique, mais qui envisagent de soumettre à son rendement la moindre activité humaine, la moindre ressource, le moindre espace ou signe de vie.
Politique car le système financier est en train de faire école. Tout devient objet de spéculation : les hypothèques immobilières prises sur les ménages modestes, les matières premières en voie de raréfaction, l’eau dont la distribution tend à être monopolisée par trois multinationales, la terre vouée à produire des agro-carburants à la place de la nourriture, le climat dont le devenir est confié à une Bourse de permis de polluer, etc.
Politique car est en jeu la pérennité d’équilibres fragiles, tant écologiques que sociaux, à l’heure où des émeutes de la faim éclatent en Afrique et ailleurs parce que les politiques néolibérales ont fini par provoquer ce pour quoi elles étaient faites, à savoir l’enrichissement des riches et l’appauvrissement des pauvres.
Alors, deux petits riens, les deux articles de traités anti-démocratiques ? En 1931, Paul Valéry écrivait : « Le temps du monde fini commence ». Aujourd’hui, l’heure est venue de sonner la fin de la récréation pour le capital.
[2] Le CADTM soutient cette pétition et considère le traité de Lisbonne illégitime. Voir l’article collectif Pas cette Europe-là ! Pas de cette manière ! Pas en notre nom !
[3] Sur l’aspect technique, voir Les chemins tortueux de l’orthodoxie économique
ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
Jean-Marie Harribey est chroniqueur à Politis. Il anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009, il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic.
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