Interview de Michael Roberts sur le Nobel d’économie

15 octobre 2022 par Robin Delobel , Michael Roberts


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Ce mardi 11 octobre, les médias internationaux annonçaient la remise du prix Nobel d’économie à l’ancien président de la Réserve fédérale Ben Bernanke, ainsi qu’à deux autres chercheurs étasuniens. Une décision surprenante étant donné que Ben Bernanke a présidé la FED de 2006 à 2014 et son rôle loin d’être négligeable dans la situation financière et économique mondiale. Pour en parler nous avons interrogé Michael Roberts économiste de gauche et auteur attentif de l’état de l’économie globale.



Le soi-disant prix Nobel d’économie n’en est pas vraiment un

Quelle est votre réaction en tant qu’économiste marxiste au choix du prix Nobel d’économie à Ben Bernanke ?

Le soi-disant prix Nobel d’économie n’en est pas vraiment un. Il s’agit d’un prix décerné par la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. suédoise, la Riksbank, afin d’améliorer l’image de l’économie auprès du public. Toutefois, cette récompense lucrative (886 000 dollars) n’atteint pas cet objectif, car les travaux de tous les lauréats entrent dans la catégorie des analyses non pertinentes et obscures ou dans celle des analyses délibérément idéologiques visant à promouvoir le consensus économique dominant selon lequel les économies de marché sont parfaites tant qu’elles ne sont pas perturbées.

Les travaux de tous les lauréats entrent dans la catégorie des analyses non pertinentes et obscures, ou délibérément idéologiques

Les lauréats de cette année, Ben Bernanke, ancien directeur de la Réserve fédérale, et deux autres économistes, Douglas Diamond et Philip Dybvig, appartiennent à ces deux catégories. Bernanke remporte le prix parce qu’il a apparemment sauvé le système bancaire de l’effondrement total pendant le crash financier mondial. Pourtant, de nombreuses banques et établissements de crédit hypothécaire ont fait faillite et les principales économies n’ont pas retrouvé leur croissance tendancielle antérieure. Diamond et Dybvig ont développé une thèse selon laquelle les banques pourraient faire faillite si les déposants perdaient confiance en elles et s’il y avait une ruée sur les banques – ce qui n’est guère une révélation. Sur la base de ces critères, John Maynard Keynes n’aurait jamais reçu le prix, et encore moins Marx.

Pendant des années, les politiques d’assouplissement quantitatif (QE – Quantitative Easing) ont fait peser un risque très important sur l’économie mondiale, en créant de nombreuses bulles. Aujourd’hui, les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
augmentent et il semble que les menaces qui pèsent sur l’économie mondiale deviennent une réalité et ne sont pas sans conséquences ?

L’assouplissement quantitatif a été conçu pour sauver le secteur bancaire de l’effondrement pendant le krach financier mondial, puis pour stimuler la croissance économique grâce à des taux d’intérêt plus bas et à d’énormes injections de crédit. Mais le carburant du crédit a juste été utilisé par les banques et les entreprises pour spéculer sur les actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
financiers et l’immobilier. Les prix de ces biens se sont envolés au profit des riches, tandis que les salaires réels du plus grand nombre stagnaient. Aujourd’hui, face au choc d’une inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. croissante, les banques centrales ont inversé leur politique en optant pour un resserrement quantitatif (QT). Mais une fois encore, le QT ne parviendra pas à réduire l’inflation et le coût de la vie ; au contraire, il provoquera un effondrement des actifs financiers et entraînera l’économie réelle dans la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. .

Les médias généralistes parlent de banques privées protégées par les banques centrales parce qu’elles se sont soumises à la réglementation qui leur était demandée, est-ce sérieux de parler de banques régulées ?

Ce qu’il faut, c’est la propriété publique des grandes banques et des institutions financières, afin qu’elles soient gérées comme un service public et non comme des instruments de spéculation

Il n’est pas sérieux de parler de régulation parce que la régulation telle qu’elle est pratiquée n’a jamais fonctionné pour empêcher les banques et autres institutions financières de s’engager dans des spéculations risquées, des fraudes flagrantes et des évasions fiscales pour leurs clients sur une base régulière. En outre, des secteurs entiers de l’industrie financière ne sont même pas réglementés, comme les fonds spéculatifs, les fonds de capital-investissement et d’autres domaines du « shadow banking Shadow banking La banque de l’ombre ou la banque parallèle : Les activités financières du shadow banking sont principalement réalisées pour le compte des grandes banques par des sociétés financières créées par elles. Ces sociétés financières (SPV, money market funds…) ne reçoivent pas de dépôts ce qui leur permet de ne pas être soumises à la réglementation et à la régulation bancaires. Elles sont donc utilisées par les grandes banques afin d’échapper aux réglementations nationales ou internationales, notamment à celles du comité de Bâle sur les fonds propres et les ratios prudentiels. Le shadow banking est le complément ou le corollaire de la banque universelle.  ». Cette régulation ne permettra pas d’éviter de nouvelles paniques financières. Ce qu’il faut, c’est la propriété publique des grandes banques et des institutions financières, afin qu’elles soient gérées comme un service public et non comme des instruments de spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
. Il faut également mettre un terme aux énormes primes que les banquiers de haut niveau reçoivent pour gérer ce que Warren Buffet a appelé un jour les « armes financières de destruction massive ».

Dans votre dernier billet de blog, vous parlez du renforcement du dollar suite aux hausses de taux d’intérêt et des menaces pour les pays dits pauvres, pouvez-vous nous expliquer par quel mécanisme un dollar fort entraîne des risques pour les pays pauvres ?

Le dollar américain est la monnaie hégémonique dans laquelle s’effectuent la plupart des échanges commerciaux et financiers. Il devient donc une valeur refuge pour ceux qui détiennent des liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
au niveau international en temps de crise. Cela signifie que le dollar prend de la valeur par rapport aux autres monnaies. Presque toutes les monnaies des pays pauvres ont fortement chuté par rapport au dollar. Pire encore, une grande partie des prêts et des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
émis par les pays pauvres sont libellés en dollars parce que les investisseurs étrangers l’exigent. Avec la montée en flèche des taux d’intérêt, le coût du service de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
en dollars pour de nombreux pays augmente rapidement. Certains pays ont déjà été contraints de ne pas rembourser leur dette (Zambie, Sri Lanka, Pakistan) et d’autres vont suivre. Ils seront contraints de demander l’aide du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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au prix d’une réduction des dépenses publiques en matière de services et de protection sociale et d’une augmentation de la dette.


Source : InvestigAction

Michael Roberts

a travaillé à la City de Londres en tant qu’économiste pendant plus de 40 ans. Il a observé de près les machinations du capitalisme mondial depuis l’antre du dragon. Parallèlement, il a été un militant politique du mouvement syndical pendant des décennies. Depuis qu’il a pris sa retraite, il a écrit plusieurs livres. The Great Recession - a Marxist view (2009) ; The Long Depression (2016) ; Marx 200 : a review of Marx’s economics (2018), et conjointement avec Guglielmo Carchedi ils ont édité World in Crisis (2018). Il a publié de nombreux articles dans diverses revues économiques universitaires et des articles dans des publications de gauche.
Il tient également un blog : thenextrecession.wordpress.com

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