France

« Les dernières années c’est les meilleures années pour la retraite, mais c’est les pires au boulot »

10 mars 2023 par Robin Delobel


Alors que le gouvernement cherche tous les éléments à utiliser pour décrédibiliser les manifestants, la mobilisation reste importante en France contre la réforme des retraites. Elle prend même une ampleur encore plus forte avec trois millions et cinq cent mille personnes dans les rues ce mardi selon la CGT. Après plusieurs semaines sans manifestation, la population était au rendez-vous ce mardi 7 mars. Le lendemain, pour contrer les blocages dans les raffineries le ministre des Transports a fait intervenir les forces de l’ordre. Ce jeudi place aux jeunes qui s’impliquent dans le mouvement contre la réforme. Reportage à Marseille où la mobilisation a rassemblé 245 000 personnes.



Ce mardi matin, soleil et musique de tous les côtés, la Canebière est très agitée avant le départ pour la manifestation. Jour de grève signifie-t-il jour de fête ? Sacha, assistant d’éducation au lycée Marie Curie, nous parle de la caisse de grève qu’ils organisent collectivement : « Dès le départ, nous y avons pensé. Si on veut tenir dans le temps, on doit s’organiser financièrement. Pour la plupart, on a des contrats précaires, on touche le SMIC (1400 euros) pour 40 heures semaines. Nous ramenons un caddy avec des gâteaux qu’on a préparés, du café, du thé. À chaque manif on cherche à récolter un peu d’argent. On a des personnes précaires, des mères de famille à mi-temps. Faire la grève c’est un sacrifice. Je perds à peu près 60 euros chaque jour de grève alors qu’on a des factures à payer, il y a l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. … Mais cette grève, c’est un investissement sur l’avenir. Et il y a de belles convergences qui se créent, dans notre établissement la mobilisation marche bien. »

« La bataille médiatique est gagnée par les grévistes » !

Sacha, tout comme de nombreuses autres personnes rencontrées, se réjouit de la dynamique collective qui se développe. « Il y a de plus en plus de Français contre cette réforme, de tous bords politiques. Le gouvernement fait la sourde oreille malgré les millions de personnes dans les rues. On reprend du regain de militantisme, les syndicats se renforcent avec beaucoup de nouveaux adhérents. »

Les Français un peuple de fainéants ? Les débats télévisés reviennent régulièrement sur cette caricature. Pourtant, Sacha l’a remarqué, « le discours politique du gouvernement largement diffusé par les médias est bien contré par des économistes qui démontent la réforme. Même le Financial Times a affirmé que les Français ont raison de se battre pour leurs retraites. La bataille médiatique est gagnée par les grévistes ! » Comme l’écrit Samuel Gontier pour Bastamag, dans les médias « le traitement a évolué à mesure que le rejet de la réforme a progressé ». Ce dernier, qui décortique méticuleusement les discours médiatiques pour Telerama, expliquait il y a un mois que d’après « les sondages, environ 70 % des Français s’opposent à la réforme : c’est la proportion inverse chez les experts des plateaux. »

La manifestation à Marseille offrait une réelle diversité loin de la minorité caricaturée par le gouvernement dirigé par Elisabeth Borne.

Kiki et Eric, presque retraités, manifestent avec leur petite fille. Elle aussi porte sa pancarte. Kiki, pas dupe de la communication gouvernementale abondamment relayée par les grands médias comme l’a montré Acrimed, ne croit pas que bloquer le pays serait irresponsable : « On comprend exactement là où ils veulent nous amener, à ce que la vie ne soit que le travail et l’argent. C’est une vision du travail néolibérale. Nous ne sommes qu’un prétexte à faire du profit pour les grands patrons à qui Macron fait des cadeaux ». Elle soulève l’importance de continuer la mobilisation pour éviter que cette loi impopulaire passe. « Le gouvernement a beau parler d’irresponsabilité, ils ne savent plus quoi dire, l’histoire a bien démontré que c’est par la mobilisation qu’on obtient des avancées sociales majeures. »

Son compagnon n’est pas concerné directement par la réforme et l’âge de départ repoussé de 62 à 64 ans. Il sera retraité en octobre prochain. Il se mobilise tout de même et pointe la position minoritaire du gouvernement : « Il est de plus en plus bunkerisé dans ses certitudes, à partir du moment où 90 % des travailleurs sont contre ce projet de réforme. On est plus en démocratie, mais en ploutocratie. Macron représente une minorité d’oligarques, il fait des politiques pour quelques milliardaires et ultrariches ». Lui aussi insiste sur les dégâts causés par cette réforme : « Si c’est pour partir avec comme cadeau de retraite un déambulateur, c’est non, on a envie de vivre. Qu’est-ce qu’on va faire de tous ces gens virés à cinquante ans ou un peu plus, soit cassés, soit malades ? Et pourquoi garder des vieux au travail alors qu’il y a tant de jeunes au chômage ? On nous dit qu’il n’y a plus d’argent, mais l’État offre des milliards de cadeaux fiscaux et de diminutions de « charges » qui sont en fait des cotisations. Cet argent devrait servir aux salaires, à l’emploi. »

Sur le Vieux Port, Lena, Libanaise, à Marseille depuis cinq ans porte le drapeau de la Palestine avec d’autres camarades qui affichent une carte de la colonisation d’Israel depuis 1946. La solidarité internationale à sa place aussi dans le cortège « Je suis là pour marquer mon soutien à la Palestine. Elle existe et existe autant que possible tant qu’on est là pour marquer notre soutien. On est là pour travailler, pas pour se sacrifier non plus. Cette mobilisation donne beaucoup d’espoir pour un projet de société autre que celui imposé par le gouvernement. »

Convergence des luttes

Coline, travailleuse au planning familial, ressent la difficulté de tenir une mobilisation dans le temps long. Mais la dynamique sociale donne de l’espoir. Malgré la crainte que « le gouvernement reste inflexible, ce moment collectif est important ! »

Le gouvernement a communiqué sur les avantages de cette réforme pour les femmes. Elle nous explique que c’est tout le contraire : « Du point de vue de mon travail, on sait bien que cette réforme va impacter beaucoup les femmes. Dans mon équipe il y a une grosse mobilisation. On en profite pour faire le lien avec la journée du 8 mars. On est intégrées au collectif Marseille 8 mars assemblée féministe. Mais on ne se concentre pas que sur la réponse à donner à cette réforme. Sur la question du travail vu sous l’angle féministe, on questionne rarement la place des femmes. On cherche à montrer le travail invisibilisé, le travail non rémunéré. Qu’est-ce qui se passe si toute une partie de la population, qu’on appelle minorité, mais qui n’est pas minoritaire, s’arrête ? »

Pour en revenir à la stratégie gouvernementale, elle souligne la question du choix : le gouvernement nous fait culpabiliser, comme si on n’avait pas le choix. » Au-delà du cadre posé par la réforme des retraites, elle comme d’autres insiste sur une réflexion plus profonde sur le travail et les besoins : « On en a fait le centre de nos vies. Je n’ai pas un travail qui va m’user physiquement, mais il y a des gens qui n’ont pas le choix ! »

Yassin, travailleur social, participe aussi à la convergence des luttes, mobilisant contre la réforme des retraites, les politiques néolibérales, les bas salaires. « Depuis Macron la proximité des multinationales privées comme McKinsey et BlackRock avec le gouvernement et le cœur de l’État est encore plus importante, ça a pris une dimension démesurée. » Lui non plus n’est pas dupe de la tactique gouvernementale qui consiste à taxer les bloqueurs d’irresponsables : « Le gouvernement fait tout pour nous révolter, ils sont responsables de toute violence qui pourrait se produire. Je pense à l’Abbé Pierre qui parlait de la violence des puissants… L’irresponsabilité, elle est de leur côté. La seule peur que j’ai, c’est que le blocage ne dure pas assez longtemps et que la population s’essouffle ».

Teresa est arrivée récemment d’Angleterre où elle a milité contre les détentions administratives de personnes dites sans papiers. Elle manifeste aussi contre la loi Darmanin, bientôt en discussion à l’assemblée. « C’est une barbarie, ce projet ne va faire qu’augmenter la souffrance, ils dépensent des milliards pour criminaliser les migrants. Il faut se battre à la fois contre cette proposition de loi et, dans le même temps, contre les réformes de l’assurance chômage, des retraites et pour des augmentations de salaires. Il est nécessaire de lier ces différentes attaques ! Cette loi permettrait de faciliter les expulsions des personnes étrangères qui (d’après Darmanin donc) ne respecteraient pas les valeurs républicaines ou qui commettraient des infractions sur le territoire. La tangente arbitraire de ces mesures coule de source comme nous l’écrivions dans un manifeste. La réforme des retraites, elle ne consiste qu’à détruire les avancées sociales acquises grâce à des luttes après la Deuxième Guerre mondiale. Ils veulent faire travailler même les vieillards comme moi. »

Virginie aussi manifeste contre la loi Darmanin et cherche à mobiliser sur le traitement des migrants, « malheureusement moins porteur médiatiquement et où moins de gens se sentent concernés ». Elle profite de la manifestation contre les retraites pour aussi mobiliser un maximum pour la journée contre le racisme le 25 mars. « La logique du gouvernement est de précariser les gens, de les utiliser comme de la main-d’œuvre corvéable à merci et les diviser entre Français, étrangers, ceux qui sont utiles, ceux qui ne sont pas utiles… »

Contre la réforme des retraites, mais aussi contre les choix budgétaires antisociaux

Militant au Mouvement de la paix, Bruno pointe l’urgence qui est aussi à la fin de la guerre « entre la Russie et l’OTAN OTAN
Organisation du traité de l’Atlantique Nord
Elle assure aux Européens la protection militaire des États-Unis en cas d’agression, mais elle offre surtout aux États-Unis la suprématie sur le bloc occidental. Les pays d’Europe occidentale ont accepté d’intégrer leurs forces armées à un système de défense placé sous commandement américain, reconnaissant de ce fait la prépondérance des États-Unis. Fondée en 1949 à Washington et passée au second plan depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN comprenait 19 membres en 2002 : la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, auxquels se sont ajoutés la Grèce et la Turquie en 1952, la République fédérale d’Allemagne en 1955 (remplacée par l’Allemagne unifiée en 1990), l’Espagne en 1982, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999.
. Il n’y aura pas de vainqueurs, que des perdants ». Il rappelle De Gaulle « qui avait fait sortir la France de l’OTAN, mais Sarkozy a fait à nouveau entrer la France dans l’organisation ». Lui aussi pointe « une politique pour faire plaisir aux marchés financiers ».

Il nous explique la situation pour sa femme, bibliothécaire à l’Alcazar, la grande bibliothèque du centre-ville. « Bibliothécaire ça a l’air tranquille, mais la réalité c’est qu’elle est épuisée, il manque 60 employés. Quand tu veux lutter contre l’exclusion sociale ,une bibliothèque c’est un outil formidable. À Lyon il y en a 19, à Toulouse il y en a 21 et ici il n’y en a que 8 alors que c’est une plus grande ville. Les dernières années c’est les meilleures années pour la retraite, mais c’est les pires au boulot ».

Neima et Jean s’opposent eux aussi tant à la réforme qu’à la guerre et tous les moyens qui sont mis pour financer l’armement. Jean a 58 ans et travaille sur la voie publique au service nettoyage à la métropole : « Ramasser les poubelles, ce n’est pas un travail facile. Si on fait grève, le lendemain c’est deux fois plus de travail. Mais c’est pour un droit vital que l’on manifeste. »

Valérie, employée dans un centre de formation pointe les droits pour des femmes qui sont supprimés avec cette réforme. « Dans un couple une femme gagne 20 % en moins en moyenne, quand une personne doit arrêter de travailler ça sera plus facilement le revenu le plus bas des deux ».

« Pour le gouvernement un bon retraité c’est un retraité mort »

Abdel, employé boulanger-pâtissier, ne souhaite pas travailler deux ans de plus. « Physiquement, on ne va pas tenir ! » Il aimerait que le gouvernement propose des « réformes dignes de ce nom ! Pour eux on dirait qu’un bon retraité c’est un retraité mort ! Si on ne dit rien, ils vont continuer à pousser jusqu’à 70 ans ! »

La minorité caricaturée par le gouvernement paraît bien plus diversifiée que l’image qu’en donne le gouvernement. Même des policiers interrogés montrent leur désaccord. « On ne manifeste pas, c’est le syndicat qui nous représente, mais on est conscient de ce danger et on n’en veut pas ».

Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire affirmait ce matin sur Cnews qu’Emmanuel Macron « écoute comme nous écoutons tout ce que disent les Français ». Pourtant les syndicats ont réclamé à être reçus par l’Élysée.

« Chaque fois qu’il y a une mobilisation d’ampleur Macron se barre à l’étranger », nous souffle une syndicaliste FO.

Malgré le vote du sénat, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez a annoncé que l’adoption de l’article 7 par les sénateurs ne « change rien dans la détermination de la mobilisation. » Alors qu’une grande partie de la population se montre déterminée, le gouvernement se montre totalement sourd et fermé à toute discussion. Philippe Martinez a ajouté « ça ne peut que s’amplifier si on continue avec un tel mépris ». La prochaine journée de mobilisation aura lieu samedi.