Itaipu : vers la fin de la domination du Brésil sur le Paraguay ?

18 février 2009 par Renaud Vivien , Cécile Lamarque




L’intervention du président paraguayen Fernando Lugo au Forum social mondial de Belém [1] contre le Traité léonin d’Itaipu liant le Paraguay et le Brésil a non seulement rencontré le soutien massif de mouvements sociaux et partis politiques comme le P-SOL (« parti du socialisme et de la liberté du Brésil ») présents au forum mais a également eu des répercussions politiques immédiates. En effet, le président brésilien Lula s’est immédiatement engagé à trouver un accord qui convienne aux deux parties sur les six revendications du Paraguay pour la renégociation du Traité d’Itaipu [2]. Une réunion entre les deux présidents est d’ores et déjà prévue le 7 et 8 avril prochain à Brasilia. Ce Traité signé en 1973, du temps où les deux pays vivaient sous des dictatures, fixe l’usage hydroélectrique des eaux du Paranà relevant de leur souveraineté commune au sein de l’entreprise binationale Itaipu.

La renégociation du Traité d’Itaipu, à l’initiative du Paraguay, est une avancée majeure vers la récupération du contrôle de ses ressources naturelles. Elle s’inscrit plus largement dans la contre-tendance politique menée par certains pays d’Amérique latine (Venezuela, Bolivie et Equateur). Mais cette tentative du Paraguay de rétablir sa souveraineté énergétique se heurte directement aux intérêts économiques du Brésil. En effet, ce Traité est largement déséquilibré au profit du Brésil. C’est pourquoi en 2008, le gouvernement de Lugo a légitimement décidé d’entamer une renégociation avec le géant latino-américain. Le Paraguay exige entre autres la libre disposition de ses ressources hydroélectriques et un prix juste pour la vente de son électricité au Brésil [3] .

Le Traité d’Itaipu, tel qu’il est appliqué depuis 36 ans, viole le droit du peuple paraguayen à disposer librement de ses ressources naturelles [4]. Ses dispositions organisent le partage à part égale de l’énergie produite par les installations d’Itaipu entre les deux pays et donnent à chacune des parties le droit d’acquérir la part d’énergie non consommée par l’autre (article 13). Soulignons que ce droit d’acquisition n’est pas exclusif mais seulement préférentiel pour l’une ou l’autre partie [5]. Autrement dit, les deux parties n’ont pas l’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
légale absolue de vendre la part énergétique non consommée à l’autre. Mais dans les faits, le Paraguay, qui ne consomme que 5% de sa part d’énergie (il ne compte que 6 millions d’habitants contre 184 millions pour le Brésil), est contraint de céder son excédent de 95% au Brésil. Au sein de la commission de renégociation d’Itaipu, l’Etat paraguayen revendique donc tout naturellement l’exercice de son droit souverain et inaliénable à la libre disponibilité de ses ressources hydroélectriques, en refusant de vendre exclusivement son électricité au Brésil.

Ce prix de vente, tel qu’établi par le Traité, constitue une autre violation des droits humains fondamentaux du peuple paraguayen puisqu’il ne tire aucun bénéfice de ses ressources naturelles. En effet, le prix auquel le Paraguay cède son énergie au Brésil est extrêmement bas puisqu’il doit être égal au coût de production (Annexe C III.8). Itaipu organise ainsi le bradage des ressources naturelles de la partie paraguayenne. Cette injustice pousse aujourd’hui le Paraguay à revendiquer, dans les six points de la renégociation, un prix juste pour l’énergie qu’il cède au Brésil afin de dégager plus de ressources financières. A noter que certaines entreprises brésiliennes ont même violé le Traité en achetant cette électricité à un tarif inférieur au coût de production, créant ainsi un déficit pour l’entreprise binationale Itaipu ! Or, le Traité lui interdit d’enregistrer un bilan financier Bilan financier Bilan : ‘photo’ de fin d’année des actifs (ce que la société possède) et passifs (ce que la société doit) d’une société. Autrement dit, les actifs du bilan donnent des informations sur l’utilisation des fonds collectés par la société. Les passifs du bilan informent sur l’origine des fonds collectés.
Dans le cas du bilan d’une banque, on retrouve au passif : le capital (les actions propres), les dépôts des clients, les réserves (bénéfices passés non dépensés) et la dette (notamment ce que la banque a emprunté auprès d’autres institutions). A l’actif, on retrouve les prêts (que la banques à octroyés aux particuliers, aux entreprises), les créances bancaires (prêts octroyés aux autres banques) et le porte­feuille financier (actions, titres émis par d’autres sociétés et acheté par la banque).
négatif à la fin de chaque exercice annuel (Annexe C. IV.1 [6]). L’entreprise publique brésilienne Electrobras a alors trouvé la parade en accordant des prêts à un taux usurier de l’ordre de 7,5% à l’entreprise Itaipu pour équilibrer son bilan…

Aujourd’hui, Itaipu a accumulé des milliards de dollars de dettes illégitimes. L’origine de cette dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
remonte à la construction des infrastructures hydroélectriques puisqu’elle a coûté 20 milliards de dollars, soit dix fois plus que le coût estimé par les études de faisabilité. Ce fossé résulte en grande partie des surfacturations faites par les entreprises brésiliennes, à qui Electrobras a remis la quasi-totalité des contrats de construction avec la complicité des autorités politiques des deux pays. Une fois la construction terminée en 1991, Itaipu avait déjà remboursé 12 milliards de dollars au titre du service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté.  ! En 2009, elle doit encore 19 milliards dont 90 % est due au Brésil via Electrobras, du fait notamment des intérêts. Alors que la charge de cette dette repose pour moitié sur la partie paraguayenne (soit 9,5 milliards de dollars), la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. du Paraguay ne la comptabilise pas. Pourtant c’est bien une dette illégitime supportée par la population paraguayenne vu que son remboursement se fait par l’augmentation des tarifs de l’électricité pour les usagers [7] ! La commission d’audit de la dette Itaipu, en phase de constitution, devra mettre en avant le poids de cette dette sur le peuple paraguayen ainsi que le processus d’endettement illégitime d’Itaipu. Une des finalités de cet audit pourra alors être la répudiation de cette dette par le gouvernement paraguayen.

A l’heure actuelle, la renégociation du Traité d’Itaipu est d’une importance capitale pour deux raisons principales. Tout d’abord, sur fond de crise économique mondiale, le Paraguay a impérativement besoin de se réapproprier ses ressources hydroélectriques pour assurer les besoins humains fondamentaux de sa population. Le gouvernement doit, en effet, répondre rapidement aux attentes des Paraguayens en finançant les mesures urgentes telles que la réforme agraire, un des engagements de Lugo lors de sa campagne présidentielle [8]. Ensuite, la renégociation du traité pose la nécessité pour ce pays d’avancer vers de nouvelles alliances régionales. Le Paraguay doit pouvoir exploiter son énergie avec d’autres pays de l’Amérique latine pour renforcer le processus d’intégration régionale fondée sur la solidarité entre les peuples. Or, le Brésil bloque cette dynamique comme le montre l’exemple de la Banque du Sud [9]. L’impérialisme brésilien a été vivement critiqué tout au long du Forum social mondial et il faut le combattre tout comme la domination du Nord sur les pays du Sud.


Notes

[1Ignacio Ramonet, La vraie gauche et les mouvements sociaux, février 2009.

[2ABC (journal quotidien paraguayen), Gobierno resalta avances logrados en terma Itaipu durante Foro Social, page 13 de l’édition du 5 février 2009.

[4Article 1 commun aux deux Pactes de 1966 : “1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. 2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance. »

[5Le Traité n’interdit pas au Paraguay de vendre son énergie à des pays tiers et à la lumière de l’Acte de Foz de Yguazu (du 22 juin 1966) inscrit en préambule au Traité. Il dispose que le Brésil a un droit préférentiel pour l’acquisition de l’énergie non consommée par le Paraguay pour sa consommation interne, s’il paie pour cela un prix juste.

[6IV. 1. Les recettes annuelles provenant des contrats de fourniture de services d’électricité devront être égales, chaque année, aux coûts du service prévu dans la présente annexe.

[7Le coût de production de l’électricité inclut le paiement du service de la dette, qui correspond aujourd’hui à 65% du coût.

[8Fernando Lugo prévoit de destiner les ressources financières qu’il est légitimement en droit d’obtenir de ses ressources hydroélectriques à des programmes de développement social et de relance de l’activité économique qui permettraient de surmonter l’extrême misère du pays.

[9Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008

Renaud Vivien

membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.

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