La monnaie, ce lien social méconnu

12 avril 2010 par Jean-Marie Harribey




De multiples enseignements peuvent être tirés de la crise majeure que le monde traverse depuis deux ans et demi : incapacité du marché à produire de la stabilité mais, au contraire, aptitude à engendrer des inégalités ; contradiction d’un mode d’accumulation financière sans
travail ; extraordinaire rapidité de la volte-face des banques, hier sauvées de l’abîme par l’État, aujourd’hui prêtes à dévorer la main qui les a nourries ; effets délétères de la marchandisation qui restreint l’espace commun du vivre ensemble.

En revanche, ce qui n’a pas été assez souligné, c’est le rôle qu’a joué la privatisation de la monnaie dans le processus qui a conduit à la crise et qu’elle continue à jouer dans un moment où tout le monde cherche désespérément à sortir du marasme. On a fini par comprendre que, après trois décennies de décrochage de la masse salariale par rapport à la
productivité du travail, le crédit aux pauvres pour compenser leurs salaires bloqués et le crédit aux financiers pour spéculer créeraient une situation intenable. D’un côté, une surproduction qui touche tous les principaux secteurs industriels, de l’autre des banques centrales très rigides
quant au crédit qui aurait irrigué l’économie réelle, mais très laxistes avec les facilités accordées à la finance pour restructurer et concentrer les entreprises (vive l’effet de levier Effet de levier L’effet de levier désigne l’effet sur la rentabilité des capitaux propres d’une entité (entreprise, banque, etc.) qu’aura son recours à l’endettement (elle augmentera lorsque le coût de l’endettement sera inférieur à l’augmentation des bénéfices obtenus grâce à lui, et inversement). Le ratio de levier calcule le rapport entre les fonds propres d’une telle entité et le volume de ses dettes. Les banques ont progressivement augmenté cet effet de levier avec la libéralisation financière, c’est-à-dire que pour 1000 euros de capital le nombre d’euros qu’elles ont pu emprunter a considérablement augmenté.  !) et pour participer à la frénésie spéculative sur les marchés de gré à gré Marché de gré à gré
Gré à gré
Un marché de gré à gré ou over-the-counter (OTC) en anglais (hors Bourse) est un marché non régulé sur lequel les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, à la différence de ce qui se passe sur un marché dit organisé ou réglementé avec une autorité de contrôle, comme la Bourse par exemple.
. L’exemple de la Banque
centrale européenne était caricatural : depuis sa création, elle affichait ne vouloir qu’une croissance de la masse monétaire de 4,5% par an pour couvrir à la fois l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. et la croissance économique de la zone euro, mais, en réalité, elle tolérait jusqu’aux derniers mois précédant la crise une progression de la masse monétaire de 11 à 12% l’an.

Les leçons ont-elles été tirées des dégâts provoqués par l’accaparement de la création monétaire par ce qu’Adair Turner lui-même (responsable de la Financial Services Authority britannique) a appelé la « finance inutile » ? Rien n’est moins sûr : on assiste au retour en
force de l’arrogance des opérateurs sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
pour exiger des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
sur les obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’État beaucoup plus élevés que ceux qu’ils versent eux-mêmes pour se refinancer auprès des banques centrales qui sont proches de zéro. Avec en prime, l’exigence envers les États jugés potentiellement défaillants d’instaurer des plans d’austérité draconiens pour leur population, comme en Grèce actuellement.

En un mot, la gestion de la monnaie par le capitalisme néolibéral relevait du projet de Friedrich von Hayek de dénationaliser la monnaie, c’est-à-dire de sortir la monnaie, et par-delà l’ensemble de l’économie, d’une gestion politique. Ce projet était insensé parce qu’il revenait à nier l’ambivalence de la monnaie. Celle-ci est un instrument d’accumulation
privée : ceux qui ont du capital achètent la force de travail de ceux qui n’en ont pas. Mais elle est aussi un bien public, et cela à deux titres. D’une part, sans ce bien public, les échanges marchands privés ne pourraient avoir lieu ; c’est pourquoi sa validation sociale collective est
préalable à tout échange. D’autre part, c’est la monnaie, bien public validé politiquement, qui permet la socialisation d’une partie de la richesse produite pour fournir à tous école, soins gratuits et prestations sociales.

On saisit alors combien la privatisation de la monnaie relevait d’un projet de société global, d’une philosophie politique a-politique pourrait-on dire. Hayek l’avait rêvé, le capitalisme néolibéral a presque accompli le cauchemar prophétisé par Karl Polanyi : une société qui transforme en marchandises le travail, la terre et la monnaie s’auto-détruit. Quelles
sont les chances de mettre un terme à cette évolution auto-destructrice ? Elles sont nulles si l’on ne commence pas par retrouver l’usage collectif de la monnaie.

En 1944, à Bretton Woods, Keynes avait vu juste : il faut une monnaie mondiale et pas une monnaie nationale imposée au monde. En 66 ans, de l’eau a coulé sous les ponts de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
. Par où prendre le problème aujourd’hui ? Le territoire européen pourrait être celui de l’expérimentation. Au moins trois verrous doivent sauter. Le premier est celui qui interdit le moindre obstacle à la circulation des capitaux (art. 56 du Traité de Lisbonne). Aujourd’hui, nombreux sont ceux, jusque dans les sphères du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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ou des gouvernements, qui reconnaissent le bien-fondé des taxes sur les transactions financières. L’espace de la zone euro est suffisant pour les initier.

Le deuxième verrou est celui qui interdit à la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
de faire crédit aux États et autres administrations publiques (art. 101 du Traité de Lisbonne). L’impossibilité de monétiser les déficits publics aboutit à empêcher toute création monétaire pour financer les
dépenses collectives, sauf si les bons du Trésor sont achetés par les banques privées qui se
refinancent en mettant en pension ces bons à la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.  : le comble de l’absurde et du détournement de fonds puisque, au lieu de recourir directement à du crédit gratuit auprès de la BCE, la collectivité est obligée de rémunérer les rentiers.

Le troisième verrou à briser concerne les obligations imposées aux États membres de l’Union de respecter l’orthodoxie budgétaire la plus stricte, sans qu’il soit possible, sauf en cas de force majeure reconnaissable seulement a posteriori, de faire appel à l’aide de l’Union
ou à d’autres États (art. 102 à 104 du Traité de Lisbonne). Le verrouillage de la politique monétaire accompagne celui de la politique budgétaire, tandis que la concurrence prime sur la coopération et la solidarité.

Ainsi, les tenants de l’ordre néolibéral ont bien compris que la monnaie était, comme l’écrivait Marx, « le lien social sous sa forme solide » et qu’il était crucial pour eux de le défaire. Retrouver ce sens méconnu de la monnaie ouvrirait une nouvelle perspective pour
sortir de la crise capitaliste, sinon du capitalisme lui-même.

Publié dans Libération, 24 février 2010. [1]


Notes

[1Libération a titré « Euro : renationaliser la monnaie ». Ce titre est trop ambigu pour que je l’avalise. Le journal a aussi fait quelques petites coupures. Le texte est ici complet, sans faute ni coquille.

Jean-Marie Harribey

ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
Jean-Marie Harribey est chroniqueur à Politis. Il anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009, il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic.

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