La naissance d’un nouveau paradigme de Développement

20 avril 2017 par El Adlouni Oualid


Depuis les années 2000, la protection sociale s’est imposée comme un nouveau paradigme de développement dans les pays du Sud. En s’appuyant principalement sur des mécanismes de transferts monétaires aux populations pauvres, et en se basant sur des financements provenant de l’impôt et de l’aide internationale, les pays du Sud, avec l’appui des partenaires du développement, voient dans ce nouveau dispositif un moyen pour éradiquer la pauvreté et contenir les inégalités.

Ces mécanismes de transferts monétaires sont présentés comme « la solution miracle » par les organisations internationales, et surtout par la Banque mondiale, laquelle a mis ce dispositif au cœur de sa politique de développement.



La croissance économique soutenue depuis le début des années 2000 dans les pays en développement, tirée par l’augmentation des prix des matières premières, et conjuguée à une meilleure collecte d’impôt, a permis aux pays en développement d’une manière générale d’élargir les possibilités de financement de la protection sociale, et ce malgré l’impact négatif de la crise financière de 2008. Dans les pays à faible revenu, la mobilisation de l’aide internationale en faveur de la mise en place de programmes de protection sociale a permis de déclencher plusieurs initiatives dans ce sens, en particulier dans les pays d’Afrique subsaharienne.


Les transferts monétaires conditionnels

Le principe des transferts monétaires conditionnels, qui ont fait leur apparition dès la fin des années 1990 (« Bolsa escuela » au Brésil 1995) avant de se développer dans plusieurs pays en développement, consiste à conditionner l’accès aux transferts monétaires à l’investissement dans le capital humain, principalement dans les secteurs de la santé et de l’éducation.

À l’heure actuelle, on compte, selon les chiffres de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, entre 750 millions et 1 milliard d’individus en Afrique, en Asie et en Amérique latine bénéficiant d’un transfert monétaire. Et ce avec des résultats plus qu’encourageants : comme par exemple les succès enregistrés dans plusieurs pays, à l’instar du Brésil avec son programme Bolsa Familia ainsi que le programme Oportunidades mis en place au Mexique.

Face à un tel succès, les transferts monétaires suscitent davantage l’intérêt des institutions engagées dans le développement, comme du monde académique. L’intérêt de ces programmes a été introduit suite à un changement de politiques de développement induit par plusieurs facteurs majeurs [1] :
- Les défis d’éradiquer la pauvreté chronique et la vulnérabilité ;
- La persistance des crises financières systémiques ;
- L’élargissement des programmes de transferts monétaires, surtout dans les pays à revenu intermédiaire (en Amérique latine) ;
- La diffusion des potentialités des programmes de transferts monétaires pour accélérer la réalisation des objectifs du millénaire pour le développement.

Alors qu’il ne concernait que trois pays en 1997 à savoir le Brésil, le Mexique et le Bangladesh, en 2008, ce mécanisme s’est étendu sur la quasi-totalité de l’Amérique latine et centrale, sur certains pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est ainsi que sur une dizaine de pays d’Asie du Sud (figure ci-dessous). Aujourd’hui, on compte une cinquantaine de pays qui appliquent des programmes de TMC (Transferts monétaires conditionnels).


Des résultats mitigés

Selon la Banque mondiale, les programmes de TMC ont permis des avancées majeures en termes de réduction de la pauvreté à court terme et l’augmentation de l’utilisation des services sociaux de base en offrant aux populations un apport financier pour leur faciliter l’accès. En Amérique Latine, où ce mécanisme est le plus implanté, la population pauvre est passée de 221 millions à 164 millions d’individus, soit une réduction de 25 % entre 2002 et 2013 selon la CEPAL [2]. Le constat de l’efficacité de ces programmes est indéniable, et les résultats sont salués par la communauté internationale. Cependant, toutes les organisations du développement sont d’avis de souligner l’insuffisance de ces mesures pour éradiquer la pauvreté structurelle. Si les programmes de TMC sont importants pour combattre la pauvreté extrême, leur capacité à changer la structure de la société pour sortir du cercle vicieux de la pauvreté reste limitée. En effet, force est de constater que ces mesures ne sont pas suffisantes pour instaurer une protection sociale « transformatrice ». Le rôle des TMC se cantonne à limiter les risques sociaux et à offrir aux populations parmi les plus vulnérables une aide pour contenir l’extrême pauvreté.

Enfin, même si les TMC constituent un premier pas pour étendre la protection sociale aux pays du Sud, cette vision s’oppose à la conception d’une protection sociale universelle, où les droits sociaux sont garantis sans conditions et uniquement sur base de principes de justice sociale. Le débat n’est pas de s’opposer ou non à de tels systèmes, car tout transfert social envers les populations pauvres ne peut qu’améliorer leurs conditions de vie. Comme le mentionne, Jayati Ghosh, professeure à l’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi, la question principale est de déterminer quelle place occupent les TMC dans la stratégie globale de développement et de réduction de la pauvreté. En effet, « les transferts ne doivent pas remplacer la distribution publique de biens et de services, mais la compléter. Autrement dit, ils sont souhaitables et peuvent jouer un rôle positif dans un sens distributif s’ils se superposent à des fournitures de biens et de services publics indispensables aux citoyens, pauvres inclus » [3].

Bien qu’il faille être conscient de la difficulté de l’instauration d’un système universel, les TMC doivent être vus comme une étape en ce sens, et non pas comme une finalité en soi. Francine Mestrum, responsable du Global Social Justice, avance qu’« il est utile de réfléchir à des politiques transformatrices, qui s’attaquent aux racines de la pauvreté, des inégalités, du chômage, des mauvaises conditions de travail et du changement climatique » [4] et les TMC sont loin d’aller dans ce sens. Il est donc nécessaire de déconstruire le mythe qui s’est formé autour de ce mécanisme et lui donner sa vraie place, c’est-à-dire un moyen de contenir les risques sociaux sans pour autant être un mécanisme de protection sociale inclusive, capable d’instaurer une dimension transformatrice de la société.

Le Mexique : de la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
aux TMC


Le cas du Mexique est représentatif de la crise de la dette qu’ont subi les pays du Sud dans les années 1980. Le Mexique a été le premier à se déclarer en incapacité de paiement en 1982. Or ce fut en même temps l’un des premiers laboratoires du nouveau paradigme de la protection sociale dans le Sud, avec son programme de transfert monétaire conditionnel lancé dès la fin des années 1990. En effet, les pays ayant subi les plans d’ajustement structurel se retrouvent à mener des programmes de protection sociale limités à l’instar du Mexique, pour essayer de pallier à deux décennies d’austérité appliquée aux services sociaux.

Depuis les années 1970, le Mexique encouragé par une conjoncture économique favorable, et suivant l’avis optimiste de la Banque mondiale sur l’économie mexicaine, va emprunter des sommes colossales. En 1981, La Banque mondiale va prêter 1,1 milliards de $ au Mexique, la plus grande somme jamais empruntée par un pays du Sud [5].


L’évolution du stock de la dette Stock de la dette Montant total des dettes. au Mexique entre 1978 et 1987 [6]




Le virage caractérisé par un taux d’endettement élevé va obliger le Mexique à rompre avec une longue période de progrès social amorcé depuis la révolution mexicaine de 1910. Suite au choc de la dette de 1982, le Mexique a vécu « une forte récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. , des pertes d’emplois massives et une forte chute du pouvoir d’achat ». Et « ensuite les mesures structurelles ont entraîné la privatisation de centaines d’entreprises publiques. La concentration de la richesse et d’une grande partie du patrimoine aux mains de quelques grands groupes industriels et financiers mexicains et étrangers est phénoménale » [7].

Quand on lie le programme de TMC poursuivi par le Mexique actuellement à la crise de la dette survenue en 1982, on constate le rôle de cette dernière dans l’augmentation de la pauvreté et des inégalités au Mexique. D’où l’importance d’entamer une réflexion approfondie sur la dette sociale comme étant la conséquence directe de la crise de la dette.


La dette sociale : l’aboutissement de la dette financière

La dette sociale dans le Sud n’est finalement que le résultat d’un processus, dont la dette financière est le moteur principal, laquelle a mené les pays subissant des plans d’ajustement structurel à choisir des politiques allant à l’encontre de l’intérêt général. Le paradigme de la protection sociale dans le Sud lancé depuis les années 2000 est un marqueur fort du fossé entre les pays développés et les pays pauvres. Les initiatives qui en découlent permettent certes une amélioration des conditions de vie là où ces programmes sont suivis. Mais, elle est loin de contenir la dette sociale qui se creuse depuis les années 1980. A cela s’ajoute le changement climatique qui rend l’objectif d’étendre la protection encore plus difficile à atteindre. La crise climatique a la double injustice de toucher nettement plus les pays du Sud malgré la responsabilité historique limitée de ces derniers dans le changement climatique. Cette crise ajoute un défi supplémentaire pour la mise en place de la protection sociale.

Les transferts ne doivent pas remplacer la distribution publique de biens et de services, mais la compléter

Alors que ces mécanismes commencent à être importés dans les pays développés (une expérience de TMC a été entreprise à New-York aux États-Unis), on est amené à penser à une régression de la réflexion autour de l’universalité des droits sociaux au Nord comme au Sud, qui pourtant fut le ciment des modèles de protection sociale en Europe de l’après-guerre. Les plans d’ajustement structurel au Sud durant les deux dernières décennies du 20e siècle et les plans d’austérité menés au Nord suite à la crise de 2008 sont la preuve que seul un système de protection sociale universel et inclusif pourra relever les défis sociaux, et ce même pendant la période de crise, ce que le prix Nobel de l’économie Joseph Stiglitz appelle « les stabilisateurs automatiques essentiels ».


Les TMC et la dette sociale

Par la dette sociale on désigne tous les manquements des États et de la communauté internationale pour satisfaire les droits sociaux fondamentaux. Ce concept pourrait constituer un moyen pour la société civile d’établir des revendications pour répondre rapidement au déficit social dans le monde, à travers une approche globale incluant tout à la fois des dimensions écologique, économique et sociale.

La dette sociale renvoie à la responsabilité historique du système financier parmi d’autres facteurs systémiques, dans l’échec de la mise en place d’une protection sociale effective dans les pays du Sud. Dans ce schéma, les TMC peuvent constituer une étape pour y parvenir, mais en aucun cas ils ne doivent constituer la finalité d’une politique sociale, au Nord comme au Sud.

Seul le fait de tendre vers une protection sociale universelle basée sur la justice sociale peut ramener à tout un chacun l’assurance de la satisfaction des droits sociaux fondamentaux et rompre ainsi une fois pour toute avec la dette sociale.

La protection sociale transformatrice comme base d’équité sociale

Selon les travaux de Devereux et Sabates-Wheeler [8], la protection sociale est un concept qui recouvre une réalité bien plus large qu’un simple transfert de ressources. Cela dit, les auteurs estiment que ces mécanismes sont nécessaires dans le cas où des groupes vulnérables sont incapables de survivre par leurs propres moyens. Cette vision élargie de la protection sociale, dite transformatrice, est axée sur les prestations des services sociaux impliquant des mesures capables de modifier et de réglementer le comportement envers les groupes socialement vulnérables. Cela fait référence à la nécessité de mettre en œuvre des politiques capables de réduire les déséquilibres du pouvoir qui sont à l’origine de la perpétuation des vulnérabilités. À titre d’exemple, les mesures transformatrices peuvent notamment concerner :
- L’appui aux syndicats pour aider les groupes marginalisés à protéger leurs droits ;
- Les campagnes de sensibilisation comme moyen de changer les attitudes et le comportement de la population ;
- Le changement du cadre réglementaire afin de mieux protéger les groupes marginalisés des abus et de la discrimination.

En effet, cette vision élargit le champ d’intervention de la protection sociale. Ainsi, la définition de la protection sociale incluant une dimension transformatrice renferme « l’ensemble de toutes les initiatives, à la fois formelles et informelles, qui fournissent : l’aide sociale aux individus et aux ménages vivant dans l’extrême pauvreté ; les services sociaux à des groupes qui ont besoin de soins spéciaux ou qui se voient refuser l’accès aux services de base ; l’assurance sociale pour protéger les personnes contre les risques et les conséquences liées aux aléas de la vie ; et l’équité sociale pour protéger les personnes contre les risques sociaux tels que la discrimination ou les abus [9] ».

Dès lors, la protection sociale transformatrice induit un changement socio-culturel à même de métamorphoser la structure globale de la société. C’est la forme la plus aboutie du changement social (par exemple, quand elle vise la transformation des rapports de genre).

Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes

[1DFID, 2011. Cash Transfers Literature Review Policy Division 2011. : Chapitre 1 : introduction

[2COLLOMBET C - LEPRINCE F. /Cnaf/MREIC, 2015. Les transferts monétaires conditionnels en Amérique latine : Quelles conditions de pérennisation dans une protection sociale inclusive ? Etude de la Mission des relations européennes, Internationales et de la coopération. Page 33.

[3Alternative Sud, 2014. Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, CETRI. « Les transferts monétaires, remède miracle contre la pauvreté en Inde et ailleurs ? » par GHOSH Jayati. Page 49.

[4Alternative Sud, 2014. Protection sociale au Sud. Op. cit. « La Protection sociale : le nouveau cheval de Troie du néolibéralisme ? » Page 207

[5TOUSSAINT, Éric, 2006. La crise de la dette mexicaine et la Banque mondiale. Disponible à l’adresse : http://www.cadtm.org/La-crise-de-la-dette-mexicaine-et

[6TOUSSAINT, Éric, 2006. La crise de la dette mexicaine Op. cit.

[7TOUSSAINT, Éric, 2006. La crise de la dette mexicaine Op. cit.

[8DEVEREUX, S. et SABATES-WHEELER, R, 2004. Transformative social protection. IDS Working. Paper 232.

[9DEVEREUX, S. et SABATES-WHEELER, R, 2004. Transformative social protection. IDS Working Paper 232. Page 9.

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