Compte-rendu de la conférence Eurodad-ONU

Le travail des Nations Unies pour l’établissement d’un cadre multilatéral pour les restructurations de la dette publique

18 mai 2015 par Chiara Filoni


Le 12 mai 2015 à Bruxelles s’est tenue une conférence au Parlement européen intitulée « Le travail des Nations Unies pour l’établissement d’un cadre multilatéral pour les restructurations de la dette publique ». La conférence était coorganisée par Eurodad et les Nations Unies en collaboration avec trois groupes parlementaires européens (GUE-NGL - Gauche unitaire européenne ; S&D – Socialistes et démocrates ; Les Verts/ALE) pour discuter de la résolution concernant le cadre juridique multilatéral applicable aux opérations de restructuration de la dette publique, adoptée le 9 septembre dernier par l’Assemblée générale de l’ONU.



Étaient présents à la discussion le président de la Commission ad hoc de l’ONU sur les processus de restructuration des dettes publiques, Sacha Llorenti, également ambassadeur de la Bolivie auprès de l’ONU, et le directeur de la Division de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et des stratégies de développement de la CNUCED Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
[Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement], Richard Kozul-Wright. La présence de ce dernier découle d’un rapport publié début mai dans le cadre de la CNUCED et qui est le fruit d’un groupe de travail ad hoc composé d’experts, incluant des juristes renommés, des législateurs, des investisseurs et des représentants de la société civile : le « Roadmap and Guide for Sovereign Debt Workouts ». Ce rapport examine les défauts de l’actuelle gestion des crises de dettes souveraines, de Islande à l’Argentine en passant par la Grèce, depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, et propose une « feuille de route » des mesures que devraient prendre les pays lors de processus de restructurations de leur dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
souveraine.

Le rapport - explique Richard Kozul-Wright - nous démontre comment la gestion actuelle de crises de la dette publique ne peut pas fonctionner puisque les forums de concertation sont aujourd’hui fortement fragmentés et dominés pour la plupart par les créanciers – à l’instar du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
 -, ce qui ne permet pas de construire un processus juste et compréhensif de restructuration du stock de la dette Stock de la dette Montant total des dettes. des pays débiteurs, qu’ils soient du Sud ou du Nord.

Par conséquent, il devient nécessaire, selon le directeur, que d’un coté, les États débiteurs s’unissent pour défendre leurs droits, et de l’autre, qu’un cadre de prévention de crises soit mis en place par les institutions financières internationales et européennes qui jusqu’à maintenant ont refusé que les Nations unies jouent un rôle dans la gestion des crises de la dette des États européens.

De plus, la renégociation des dettes devrait être facilitée par une institution qu’on nommerait Institution pour la résolution des dettes souveraines (en anglais, DWI, Sovereign Debt Workout Institution) et qui s’inscrirait dans un cadre multilatéral. Cette institution viserait à faciliter le dialogue entre débiteurs et créanciers, tout en fournissant une aide technique et logistique pour la résolution des crises et une analyse indépendante sur la légitimité, l’impartialité, la transparence et la soutenabilité des dettes contestées par les débiteurs.

Bodo Ellmers de EURODAD a rajouté d’ailleurs que l’UE a un besoin urgent d’une structure visant à encadrer des procédures de faillites cohérentes au niveau national et de lois qui empêchent les fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
d’opérer, ces derniers ayant déjà commencé à racheter des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). douteuses des pays de la périphérie européenne.

Pour sa part, l’ambassadeur Sacha Llorenti, qui était à Bruxelles justement pour rallier le soutien autour des procédures nationales d’insolvabilité, a rappelé que c’est la première fois depuis la création des Institutions de Bretton Woods [FMI et Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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] qu’un problème de gestion d’une de ces entités est pris en compte par l’ONU, comme ici en matière de gestion des crises de la dette. Depuis l’approbation de la résolution par l’Assemblée générale, une commission ad hoc (qu’il préside) a été établie pour élaborer ce cadre multilatéral dans le cadre d’un processus intergouvernemental. La proposition de cadre sera présentée à l’Assemblée pour approbation en septembre prochain. L’ambassadeur est confiant au vu du nombre de votes positifs exprimés en septembre au sujet de la résolution (plus des deux tiers de l’Assemblée) et malgré le vote contraire de onze pays, parmi lesquels six font partie de l’UE (Royaume-Uni, Allemagne, République tchèque, Finlande, Hongrie et Irlande).

Les positions des députés de Syriza (Grèce), de Podemos (Espagne) et du parti écologiste Equo (Espagne), représentés respectivement par Stelios Kolouglous, Miguel Urban et Florent Marcellesi, s’inscrivaient bien au-delà des propositions émises par les deux représentants onusiens. Pour ces députés européens, un cadre multilatéral comme celui envisagé par l’ONU ne remet pas en cause le fonctionnement du « système dette » et omet la question de la légitimité des dettes.

Pour Stelios Kolouglous en particulier, les institutions financières internationales – au premier rang desquelles, la Troïka – doivent être contestées sur base de la criminalité de leurs actes, lesquels n’ont fait qu’aggraver le poids de la dette en Grèce et violer les droits fondamentaux du peuple grec. Dans un élan similaire, Miguel Urban a contesté la définition de dette soutenable généralement utilisée par les médias et les créanciers laquelle n’inclut pas l’impératif de respect des droits humains puisqu’elle ne prend en compte que des critères de soutenabilité sociale et économique de la dette. Or, une analyse de l’impact des mesures d’austérité et autres mesures imposées par la Troika, le FMI et les gouvernements nationaux devrait être faite à la lumière de l’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
en droit international pour les États de respecter et de faire respecter les droits fondamentaux de sa population. En un premier temps, un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le paiement de la dette est nécessaire pour en finir avec le chantage des créditeurs, en Grèce comme dans d’autre pays de la périphérie européenne. En un deuxième temps, le cas de l’Équateur qui a mis en place en 2007 un audit intégral de sa dette, représente un cas emblématique de résolution de crise de la dette : chaque État devrait disposer des conditions nécessaires à la conduite d’un audit de sa dette publique.

Florent Marcellesi a précisé l’importance d’une participation de la société civile dans le cadre de la mise en place de commissions d’audit de la dette, qui permettraient de mettre la lumière sur les véritables responsables de la crise de la dette en Europe. Il serait également souhaitable d’organiser une Conférence européenne sur la dette, proposée par le gouvernement grec et qui s’attèlera à la question des dettes illégitimes, dont la contraction ou les conditions qui lui sont associées vont à l’encontre de l’intérêt général des populations.

Enfin, Elly Schlein, membre du groupe S&D, a rappelé que les véritables causes de la crise financière de 2007-2008 n’ont pas été éliminées. Il est donc nécessaire de créer un cadre multilatéral visant à encadrer efficacement les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
afin de prévenir l’éclatement probables d’autres crises comme celle que nous connaissons aujourd’hui.

Le CADTM se félicite de l’organisation de cette conférence et de la position radicale exprimée par les eurodéputés, convaincus de l’importance de remettre en cause le « système dette » et plus largement, le système capitaliste d’accumulation financière. Nous continuerons donc à nous appuyer sur ces acteurs pour que la lutte contre le chantage du système dette et contre toutes les dettes illégitimes soit portée au sein des parlements nationaux, du Parlement européen et d’autres sphères institutionnelles.


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