Quand le FMI reste fidèle à lui-même

Anne Krueger, chevalier blanc de la globalisation

3 août 2003 par Eric Toussaint


Dans un discours prononcé le 18 juin 2003 à Saint Pétersbourg à l’occasion du 7e Forum économique international de Saint Pétersbourg, Anne Krueger, directrice générale adjointe en chef du Fonds monétaire international, a offert un remarquable condensé des arguments avancés par les tenants de la mondialisation néolibérale. Manifestement, le FMI n’a pas changé.

Dans son introduction, Anne Krueger exprime sa satisfaction de se trouver dans une ville fondée il y a trois siècles comme porte ouverte de la Russie vers l’Occident, le marché mondial et la modernité. « Il est correct de dire que le commerce global, l’effort d’ouvrir l’économie russe constituaient un des objectifs principaux de Pierre le Grand quand il a fondé cette grande ville ». D’emblée, elle fait référence aux protestataires anti-globalisation qui ont toujours existé parce que « la peur du changement nous a toujours habités ». «  Il y a toujours eu des gens pour résister à ce qui est nouveau et aux idées nouvelles et pour rejeter ce qui ne leur est pas familier ».

Elle ajoute que les novateurs ont adopté selon les époques différents comportements pour affronter les protestataires : la manière douce ou la manière forte. Manifestement, elle ne condamne pas la manière forte. « Parfois la persuasion est le meilleur moyen de venir à bout de ce préjudice (celui causé par les protestataires, NDR). En d’autres occasions, ceux qui étaient partisans du neuf et du différent ont utilisé le bâton plutôt que la carotte. Pierre le Grand a utilisé Saint Pétersbourg pour moderniser la Russie. Le nouveau, c’est-à-dire les idées occidentales, devaient être adoptées tandis que les idées traditionnelles devaient être exclues. On m’a dit que les barbes comme symboles de l’ordre ancien étaient taxées ».

Anne Krueger poursuit par une édifiante mise en perspective historique du commerce et de la mondialisation. Elle affirme sa foi dans la théorie riccardienne des avantages comparatifs en expliquant qu’il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit mais bien la traduction de phénomènes réels. Convaincue que « le commerce international a un long et honorable pedigree », elle se réfère au XVIe siècle, l’ère des grandes explorations, qu’elle présente de manière « bateau » comme « une période de changements rapides et constants et de contacts entre des peuples séparés par de grandes distances » sans la moindre référence aux pillages et aux crimes contre l’humanité caractéristiques de cette époque.

Elle se réfère au XIXe siècle avec le même enthousiasme, relevant notamment que « l’exportation des capitaux de Grande-Bretagne a nourri la croissance dans l’ensemble de l’empire britannique et dans le Nouveau Monde », sans la moindre référence aux crimes coloniaux. De même, elle mentionne positivement la migration des 36 millions d’Européens entre 1871 et 1915 essentiellement vers les Amériques sans la relier notamment à la famine irlandaise produite par le développement capitaliste et la victoire du libre échange.

Elle passe ensuite à l’analyse des opposants à la mondialisation, relevant qu’ils ne saisissent pas que, de tous temps, « des grands bienfaits sont souvent accompagnés de pertes localisées et à court terme. Le progrès technique implique inévitablement que certains emplois deviennent superflus ». Elle veut ainsi démontrer que ceux qui s’opposent à la mondialisation ne voient que les effets marginaux, temporairement négatifs d’un puissant mouvement progressiste.



 La mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
au XXe siècle

Anne Krueger souligne que la croissance au XXe siècle a été beaucoup plus forte qu’au XIXe siècle. Elle présente la mondialisation comme un véritable conte de fées où le dernier venu (late comers) profite des avantages produits par les nations les plus avancées.

Elle attribue par exemple le grand succès de la Corée du Sud au fait qu’elle aurait exploité à fond les possibilités offertes par la mondialisation tandis que l’Inde, restée méfiante à l’égard de celle-ci, a connu une croissance beaucoup plus lente. Cette affirmation est largement contredite par la réalité puisque le succès de la Corée est d’abord dû à la combinaison de mesures contraires au libéralisme (forte intervention de l’État, développement du marché intérieur, réduction des écarts de revenus, protectionnisme, augmentation des salaires…) et qu’elle est entrée en crise en 1997-1998 après avoir mis fin au contrôle strict des mouvements de capitaux et mis en pratique d’autres mesures conformes à la globalisation Globalisation (voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)

Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
. De son côté, l’Inde, grâce à sa méfiance à l’égard d’une totale ouverture économique, a réussi à se protéger des pires effets de la crise asiatique de 1997-1998. On verra d’ailleurs plus loin dans le discours qu’elle cite l’Inde en exemple en ce qui concerne la réduction de la pauvreté, en totale contradiction donc avec le passage mentionné plus haut.

 Les bénéfices de la croissance

Anne Krueger explique que les conditions de vie se sont profondément améliorées au cours des dernières décennies : baisse de la mortalité infantile, augmentation de l’alphabétisme, diminution du nombre de pauvres, réduction du fossé entre pays développés et pays en développement du point de vue de l’espérance de vie. A aucun moment de son exposé, Anne Krueger ne relève qu’un nombre important de pays a connu une dégradation des conditions de vie des populations au cours des vingt dernières années.

« A l’échelle de la planète, les inégalités ont atteint un niveau grotesque » [1], reconnaît le PNUD PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
, Programme des Nations Unies pour le Développement.

Ce diagnostic, encore plus catastrophique que grotesque, doit être nuancé en fonction des régions. Si certaines zones ont pu réduire l’écart qui les séparait des pays les plus riches, regroupés au sein de l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
) - ainsi en est-il de la région Asie de l’Est et Pacifique, passée d’un écart de 1 à 14 en 1975 à 1 à 6 en 2000 -, d’autres au contraire ont vu cet écart évoluer dans le sens inverse : l’Afrique subsaharienne avait un revenu par habitant six fois inférieur à celui des pays de l’OCDE en 1975, il l’est de quarante fois en 2000 [2] Le rapport 2003 du PNUD établit que « quelque 54 pays sont aujourd’hui plus pauvres qu’en 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourd’hui à mourir avant l’âge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans l’enseignement primaire reculent. Dans 34, l’espérance de vie décline. » [3]

Anne Krueger explique par ailleurs que les réserves de pétrole sont plus importantes aujourd’hui qu’en 1950, qu’aucun dommage irréparable n’a été causé à l’environnement de la planète. Selon elle, plus on avancera dans le temps, plus on trouvera de réserves de pétrole, de même que, après une phase normale de dégradation de l’environnement, la situation s’améliorera selon des lois objectives de l’économie.

Face aux protestataires qui, dit-elle, ne font pas confiance au relativisme moral, elle n’hésite pas à affirmer qu’il ne faut pas condamner sans appel les soi-disant (sic) « sweatshop factories » (les ateliers de la sueur). Et d’expliquer que les travailleurs des sweathshops au Vietnam ont vu leurs salaires multipliés par cinq en très peu de temps, ce qui a « complètement transformé en positif leur vie ». Elle ajoute que si l’on donnait à ces travailleurs « un salaire décent selon nos critères des pays industrialisés, cela éroderait complètement les avantages que retire le monde des affaires en utilisant du travail non qualifié sur le marché mondial ». De même, selon elle, il faut se garder de dénoncer sans appel le travail des enfants car, pour reprendre ses termes, « les alternatives sont encore pires : mourir de faim ou subir la malnutrition ». Selon Krueger, il n’est pas nécessaire d’interdire le travail des enfants car grâce à la croissance, celui-ci disparaîtra de lui-même. Elle affirme que les inquiétudes concernant une perte de contrôle des citoyens et des pouvoirs publics au profit des multinationales et des flux de capitaux sont déplacées. Par rapport à la critique selon laquelle les bénéfices de la globalisation ne sont pas universellement partagés, elle déclare que l’inégalité ne constitue pas le problème principal et «  qu’en plus, il n’y a aucune preuve que la globalisation ait un quelconque impact systémique sur l’inégalité de la répartition des revenus dans un pays ». D’ailleurs, dit-elle, « les nouvelles sont actuellement très encourageantes : la réalité suggère que l’inégalité mondiale se réduit ».

A noter qu’elle attribue cette réduction de l’inégalité à la « croissance phénoménale de la Chine et de l’Inde » sans mentionner que ces deux pays les plus peuplés de la planète sont parmi les plus méfiants à ouvrir complètement leurs économies.

Anne Krueger termine par un long couplet en faveur de l’agenda de Doha. Elle dit que les gouvernements, en général, ont peur d’ouvrir complètement leurs économies parce que cela va entraîner des pertes d’emploi. Certains gouvernements «  ne résistent pas à la tentation de faire des exceptions de manière à protéger certains groupes de travailleurs. C’est pourtant toujours une erreur. Interférer avec le marché produit inévitablement des distorsions. Protéger un groupe d’ouvriers de la compétition étrangère peut en pénaliser d’autres dans le même pays. Sans aucune exception, ce sont les consommateurs qui paient le prix de cette protection, quelle qu’en soit la forme. »

En guise d’argument final, elle déclare que si la Russie veut doubler son revenu par habitant en dix ans, elle ne pourra le faire qu’en adhérant à l’OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
, ce qui implique d’ouvrir complètement son économie. Montrant ainsi l’ampleur de son ignorance ou/et de sa mauvaise foi, elle ajoute : « Je ne connais pas un seul pays qui ait atteint l’objectif de doubler son revenu en une décennie sans s’intégrer à l’économie internationale ». Et de conclure : « Notre rôle fondamental est de faciliter le processus de globalisation. En vérité, c’est pour cela que nous existons. »


Notes

[1PNUD, Rapport 2002, p. 19.

[2PNUD, Rapport 2002, p. 19.

[3PNUD, Rapport 2002, p. 2

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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