Belgique

Aux origines de la dette de la ville de Liège

21 juillet 2014 par ACiDe


Par le collectif ACiDe liégeois (Audit citoyen de la dette)



Introduction

Avec la crise bancaire de 2008, de nombreux citoyens ont découvert les conséquences sociales dramatiques que pouvait avoir la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
sous toutes ses formes. Les budgets des villes et des communes sont à présent dans le rouge et, au nom du remboursement de la dette et de l’assainissement des finances publiques fédérales, régionales et locales, les droits sociaux sont attaqués de toutes parts : réduction des effectifs et précarisation de l’emploi, réduction des investissements publics locaux, réduction des budgets en matière de services publics de proximité et d’aides à la personne, réduction des subventions et des aides indirectes accordées aux associations, etc.

Cette dégradation sociale va se poursuivre car la logique des pouvoirs publics est limpide : appliquer des politiques d’austérité qui font payer la crise aux citoyens alors qu’ils n’en sont pas responsables.

C’est pour refuser cette énorme injustice, mais aussi pour comprendre le mécanisme de l’endettement de la Belgique en général et de la Ville de Liège en particulier, que des citoyens et des organisations d’horizons différents ont décidé d’unir leurs forces et leurs connaissances et de constituer un collectif local d’audit citoyen à Liège. Créé en Mars 2013 [1], ce groupe réalise à la fois un travail de sensibilisation en direction de la population liégeoise et un travail de recherche sur plusieurs grandes questions : l’historique de la dette de la Ville, les conséquences de la crise financières, les perspectives d’évolution [2].

Ci-dessous, nous vous proposons une analyse de la dette de la Ville de Liège, se concentrant sur la période 1945 – 1992. Retourner aux origines de la dette ainsi qu’aux combats sociaux menés depuis trente ans pour résister aux exigences des institutions bancaires peut nous être utile. En effet, comme nous allons le voir, cela nous aide à comprendre les menaces qui planent à nouveau sur les travailleurs, sur les citoyens et sur les services publics de la ville. Mais cela peut aussi nous permettre de trouver des solutions crédibles et viables à la crise de la dette qui touche quasiment toutes les villes et communes de Belgique.

Un lourd héritage…

A la fin de la guerre, Liège et Anvers doivent se relever des nombreux bombardements dus à leur importance stratégique [3]. L’État choisit de ne pas financer leur reconstruction, contrairement à ce qui se passe pour d’autres villes, estimant que ces deux villes ont la capacité d’emprunter de manière autonome. C’est l’engrenage de la dette qui commence pour le plus grand profit des banques.

En 1945, la dette de Liège était de 773 millions de FB. En 1954, elle s’élève déjà à 2,8 milliards et atteint 5,5 milliards de FB en 1964. En 20 ans, la dette a donc été multipliée par 8.

A cause de la crise économique des années ’70, la dette liégeoise explose pour de multiples raisons :

  • Les dépenses du Centre public d’aide sociale (CPAS) augmentent parallèlement à l’augmentation du chômage
  • Le Fonds des communes est progressivement réduit par le gouvernement entre 1978 et 1992. Sa non-indexation enlève à la Ville en 15 ans 31% de ses revenus [4].
  • La Ville rencontre des problèmes dans la gestion de ses finances publiques. D’un côté, elle traîne à introduire des demandes de subsides à l’État, tels que les dossiers concernant les salaires des enseignants. De l’autre, l’État, lui, traîne à les accorder.
  • Les taux d‘intérêt explosent de manière généralisée à partir de 1981.

La fusion des communes en 1977 va jouer un rôle d’accélérateur. Juste avant la fusion, les communes périphériques et la Ville elle-même ont nommé de nombreux agents supplémentaires, à l’appel notamment de Guy Spitaels [5], pour lutter contre les pertes d’emplois de plus en plus massives dans les secteurs industriels. Ces agents vont être intégrés, avec tous leurs droits, au personnel de la Ville de Liège. Cela représentera assurément un bonus pour les services aux citoyens, mais aussi un poids accru des salaires dans le budget de la Ville et, ensuite, une charge en termes de pensions qui augmentera fortement entre ’77 et ’92 [6]. En 1977, la dette de Liège atteint donc le chiffre imposant de 12,8 milliards de FB, que l’Etat refuse d’effacer alors qu’il le fait ailleurs dans le cadre de la fusion des communes.

La crise de la dette

Quand la crise éclate en 1982, la dette cumulée [7] s’élève à 45 milliards de FB. Mais … la Ville a des services à la population performants, gratuits ou peu coûteux. Son service incendie est totalement professionnalisé. Son enseignement est florissant. L’impôt des personnes physiques et le taux de taxation sont peu élevés.

Au mois de mars ’82, alors qu’il vient de dévaluer le franc belge de 8,5%, le gouvernement bloque les ressources de la Ville en les conditionnant à un plan d’assainissement drastique [8]. A l’intérieur de ce cadre-là, aucune issue sociale positive n’est possible.

En avril ‘82, la Ville administrée par une majorité RPSW (PS+RPW)-Ecolo [9] se déclare en cessation de payement et ne verse les salaires que partiellement ou avec de nombreuses semaines de retard.

Les travailleurs liégeois commencent alors une lutte de longue haleine. Ils mènent des actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
d’avril ’82 à juillet ’83 et plusieurs semaines de grève dans différents secteurs.

Malgré cela, le collège décide en juillet ’83, puis en ‘85 et ’89 une succession de plans qui démantèlent complètement l’emploi à la Ville et au CPAS, et les services publics. Le temps de travail hebdomadaire augmente de 2h, les salaires sont réduits de 15 à 30% selon les cas et l’emploi est raboté de 33% en ’83 à 45% en ’93, quand toutes les mesures auront pris leur effet. Plusieurs services sont fermés, y compris dans les hôpitaux, tandis que d’autres sont cédés au privé comme par exemple le ramassage des déchets en 1990.

La crise de la dette va donc permettre au privé d’accaparer, à long terme, des pans essentiels du service public.

Il n’était pas obligatoire que la Ville sacrifie ses travailleurs et la qualité de vie de sa population pour rembourser des dettes aux différents organismes bancaires qui s’étaient déjà bien servis au passage (20 millions FB d’intérêts journaliers en ’83 !). Mais pour éviter de payer, il aurait fallu que le collège « progressiste » de l’époque, comme il l’avait promis dans son accord électoral de ’82, s’appuie sur les travailleurs en action et les puissantes mobilisations pour décréter un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le remboursement de la dette et imposer une forte réduction de celle-ci. En juin 1982, un rapport de la FAR (Fondation André Renard), réalisé à la demande de la CGSP (Centrale générale des services publics, affiliée à la FGTB), mettait clairement en évidence le poids exorbitant du remboursement de la dette (36% du total des dépenses !) et dénonçait des emprunts avec des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
allant jusqu’à 22,5%, au profit du Crédit communal et de quelques banques privées.

Par ailleurs, la Ville aurait dû mener bataille contre le gouvernement social-chrétien-libéral pour que, comme le proposait également la FAR, l’État revalorise l’indexation du Fonds des communes et rembourse rapidement à la ville ce qu’il lui devait : les impôts communaux, les subventions pour l’enseignement….

Il aurait certes fallu du courage politique pour s’opposer à la détermination du gouvernement car le projet de Martens-Gol était de faire assumer par l’État l’endettement des grandes entreprises privées, puis de rembourser le gouffre de la dette belge (3.085 milliards de FB) [10] en démantelant les services publics et la sécurité sociale grâce aux pouvoirs spéciaux [11]. Pour y arriver, il devait casser la résistance des travailleurs à un endroit stratégique. La Ville de Liège a donc été en quelque sorte un des grands laboratoires du néolibéralisme et de l’austérité en Belgique, et la dette de la Ville le prétexte pour imposer des reculs sociaux et démocratiques.

Pourquoi les luttes n’ont - elles pas pu stopper le processus d’endettement ?

1. Le manque d’unité

Pour être contraint à reculer, il aurait fallu que le gouvernement trouve sur sa route un front uni :

un Collège des bourgmestre et échevins décidé à obtenir de l’État ce que celui-ci devait aux citoyens liégeois, appuyé par les sidérurgistes en danger eux aussi (perte de 4.000 emplois à Liège, de 8.000 en tout), par les autres villes et communes en difficulté, par l’ensemble des services publics attaqués chacun à leur tour (sociétés de transport en commun, SNCB, Régie des postes, enseignement…), et par tous les citoyens concernés par les sauts d’index, les augmentations d’impôts, les pertes d’emplois et la dégradation des services. Le 31 mai 1986, toutes ces forces réuniront d’ailleurs 200.000 personnes à Bruxelles, témoignant bien de l’existence d’un réel potentiel de mobilisation.

Si la force du mouvement et la grande combativité des travailleurs et travailleuses de la Ville de Liège ont été insuffisants pour enrayer la politique brutale de reculs sociaux dans les années ’80, il faut ajouter également que la population de la ville s’est sentie relativement peu concernée par la lutte des travailleurs, alors que le prix qu’elle allait payer à moyen et à long termes pour cet échec était important [12]. La conscience citoyenne face au pouvoir des banques et au poids de la dette était sans doute moins développée qu’aujourd’hui, malgré les efforts de sensibilisation réalisés par les travailleurs en action. Le Parti Socialiste, pourtant dans l’opposition au niveau national, a activement participé à l’imposition des mesures d’austérité et de privatisations ainsi qu’aux attaques contre les droits des travailleurs, ce qui a constitué un facteur clé de l’échec de la lutte à la Ville de Liège. André Cools, président du parti socialiste et bourgmestre de Flémalle, a systématiquement présenté les agents communaux sous la forme de travailleurs privilégiés.

Par ailleurs, le mouvement associatif n’était guère préoccupé par les questions financières, d’endettement, etc. Heureusement, depuis lors, le CADTM, Attac, les comités de chômeurs ou de soutien aux groupes sociaux précaires ont fait avancer la prise de conscience, ont créé des liens plus étroits entre travailleurs et citoyens, et ont développé de nouveaux moyens de lutte. Il est intéressant de remarquer qu’en 1983 quelques actions avaient déjà particulièrement frappé l’esprit des Liégeois et des médias. Ce furent la grève de la faim de 15 jours initiée par des pompiers, rejoints par d’autres services, et l’action « grands magasins », où un groupe de femmes, après avoir fait leurs courses, se sont présentées aux caisses en déclarant ne pas pouvoir payer. Ce fut aussi le blocage des principales entrées de la ville et surtout l’encerclement de l’Hôtel de ville par des immondices. Ces méthodes de lutte, créées et coordonnées par les militants de base ont joué un rôle très positif dans la réflexion du public.

2. Les dérives politico-financières des années ‘80

Pour expliquer l’attitude du Parti socialiste liégeois tout au long de cette crise, il faut bien sûr évoquer les « affaires liégeoises » qui allaient bientôt déchirer ce parti, hégémonique à Liège [13]. C’est en effet au cours de ces dix années d’austérité aggravée que commencèrent à se développer dans la région liégeoise des pratiques de corruption financière et politique. Elles devinrent au fil du temps de plus en plus structurelles et donc aussi pesantes pour les budgets communaux.

A la fin des années 1980, André Cools veut, quels que soient les moyens nécessaires, restaurer la croissance économique de la région.

La Ville se lie d’abord à la multinationale française Compagnie Générale des Eaux afin qu’elle apporte des capitaux aux projets économiques du bassin liégeois, notamment à travers le holding de redéploiement industriel appelé Meusinvest [14]. Après la révélation de quelques scandales, en 1990, c’est la Lyonnaise des eaux qui emporte le marché du traitement des déchets et des eaux usées. C’est une énorme opération de privatisation des services publics à travers des filiales comme Sita, Pagem, et même Intradel, où la plus grande partie du personnel est déjà sous statut privé, moins favorable encore que celui des services publics [15].

Les dirigeants socialistes liégeois jouent alors une nouvelle carte : le renforcement des intercommunales en les réunissant en société anonyme sous le nom de Néos, dont le président est André Cools. En apportant à Meusinvest son capital d’un million de francs belges, Néos y devient incontournable et n’hésite pas, à cette époque, à compromettre des fonds en bonne partie public dans des méthodes de gestion « limites » comme le « management fee » [16]. Ces méthodes rapportent plus à quelques « amis » bien placés qu’à la maîtrise collective des rouages essentiels de l’économie que devraient théoriquement représenter les intercommunales [17].

En plus des dérapages clairs, remarquons que, par leur fonctionnement même, les intercommunales ont introduit les services publics dans l’exigence de la rentabilité. Ainsi, en pleine crise de la dette, Liège crée l’intercommunale de la Citadelle puisque le CPAS de la ville ne peut plus supporter seul la charge d’un tel hôpital. Mais il faut garantir aux communes qui ont souscrit des parts une rétribution de 9% d’intérêt, ce qui entraîne nécessairement une gestion plus « libérale » de l’hôpital qui se marque directement dans la disposition des lieux, souligne Michel Gretry [18] : ainsi une galerie commerciale s’installe à la place de ce qui était précédemment une crèche.

Des banques sans état d’âme

La banque qui mène la danse à Liège est à cette époque le Crédit communal. Le Crédit communal est une banque publique belge entièrement dirigée par les trois grandes familles politiques - les libéraux, les sociaux chrétiens et les socialistes- avant d’être privatisée et de devenir Dexia en 1996… Mais, comme nous allons le voir, ce n’est pas parce qu’une banque est publique qu’elle agit en fonction de l’intérêt public.

Ainsi, en 1983, l’État autorise la Ville de Liège à emprunter 10,5 milliards FB à un taux de 15,1% auprès du Crédit Communal. C’est une hausse d’intérêt importante. De plus, le capital emprunté doit être remboursé en 1989, c’est-à-dire fort rapidement. Que se passe-t-il alors ? Chaque année, pendant 7 ans, la Ville rembourse sous forme d’intérêt environ 1,1 milliard. En septembre 1989 toutefois, elle se retrouve incapable de rembourser le capital emprunté. Il reste à rembourser 8,5 milliards. Sans état d‘âme, le Crédit Communal refuse dès lors d’octroyer un nouveau crédit et d’autorité se rembourse sur le dos de la ville en débitant directement le compte de la Ville de la somme de 8,5 milliards. Il bénéficie en effet du droit de prélever sur ce compte toutes les sommes qui y sont versées par l’État, la Région, ainsi que l’essentiel de ses recettes.

Outre l’extorsion de ces fonds publics, on peut citer en 1983 deux emprunts contractés sur 20 ans, à 12% d’intérêt, et en annuités progressives. La première, attractive, était de 720 millions de FB. L’année suivante elle était doublée, puis triplée et ainsi de suite jusqu’à la dernière, de 14,4 milliards FB. C’est ce qu’on pourrait appeler un prêt « léonin » [19] .

Le CRAC est arrivé !

Finalement, après le retour des socialistes au pouvoir au niveau du gouvernement fédéral (dans une majorité gouvernementale CVP-PS-SP-PSC), l’Etat accepte en 1988, à travers le fonds Nothomb, de reprendre 45 des 78 milliards de FB de la dette de la Ville.

Face à la situation dramatique des grandes villes wallonnes, la Région décide en 1992 de créer le CRAC (compte régional pour l’assainissement des communes), alimenté via le Crédit communal, et en 1995 d’ouvrir le centre régional d’aide aux communes, appelé aussi CRAC. Les villes endettées, qui adoptent les recommandations du CRAC pour obtenir son aide, sont liées à un plan de gestion rigoureux pendant de nombreuses années. Le CRAC est omniprésent dans l’élaboration de leurs budgets et dans toute modification de ceux-ci. En échange, la Région wallonne prend en charge une partie du remboursement des emprunts.

C’est ainsi qu’en 1993, la Région accepte d’intervenir pour la moitié des 3,4 milliards de FB que la Ville doit rembourser annuellement. Le CRAC exige en échange de nouvelles mesures d’austérité et la promesse que la Ville soit en équilibre en 2002.

Nouvel échec, dû notamment au poids des pensions. Nouveau prêt du CRAC en 2003 à travers le « plan Tonus » : 88, 5 millions d’Euros sont prêtés à 1,5% d’intérêt seulement. Rien n’y fait, en 2008, la charge de la dette pèse toujours pour 28% dans les dépenses de la Ville. La Région wallonne décide enfin de reprendre la quasi-totalité de la dette. En contrepartie, la dotation du fonds des communes est diminuée de 34 millions d’euros en 2009 et ne sera plus indexée jusqu’en 2016, ce qui représentera un manque à gagner cumulé d’environ 300 millions d’euros [20].

Conclusion : la dette de Liège, une dette illégitime ?

La crise des années ’80 nous montre comment, avec l’aide des gouvernements, les banques sont parvenues à mettre « sous tutelle » la Ville de Liège en extorquant des intérêts très élevés et en conditionnant leur aide à des exigences de régression sociale sans précédents. Cette situation dramatique a poussé la Ville à transférer au privé des secteurs entiers de ses services publics rentables. Elle a perdu au fil de ces événements des pans importants de son autonomie. Bien sûr, la crise des années ‘80 est loin derrière nous. Mais les restructurations qu’elle a imposées nous concernent encore maintenant.

En 2008, au moment où la Ville commence à respirer grâce à la reprise par la région wallonne de la plus grande partie de sa dette survient la crise bancaire et son nouveau cortège de problèmes : difficultés de Dexia, investissement important de la Ville (9,6 millions d’euros) pour soutenir le holding communal, faillite de Dexia et du holding communal et ses conséquences sur le budget communal à travers la perte de tous les dividendes qui l’aidaient antérieurement à boucler son budget.

Face à la situation difficile devant laquelle se trouve à nouveau aujourd’hui le budget communal, le collectif d’audit citoyen de la dette fait le point.

Dans la dette de Liège, une grande part de responsabilité revient à l’Etat qui, dès l’après-guerre, n’a laissé comme seule issue à la Ville que l’asservissement au système bancaire et l’effet boule de neige des intérêts. Pour aider les communes à se reconstruire, le gouvernement aurait dû imposer davantage le capital (entreprises, holdings, banques, …) et les gros patrimoines. Au contraire, il a modifié profondément la législation fiscale en leur faveur. Fortes de ce soutien politique, les banques ont imposé à la Ville des taux d’intérêt, et des plans de remboursement, malhonnêtes.

Dès lors, on peut s’interroger :

Les dettes qui ont pesé si lourdement sur les travailleurs et les habitants de la ville de Liège étaient-elles légitimes ? Quelle part de ces dettes a servi réellement à l’épanouissement social de la ville ? Quelle part n’est due qu’à la rapacité des banques et n’a rapporté qu’à elles seules ?

Plusieurs juristes spécialisés en droit international ont établi des critères pour tenter de cerner la notion d’illégitimité d’une dette publique. Ce qui ressort, c’est que l’absence de bénéfice pour la population constitue le critère déterminant pour qualifier une dette d’illégitime. Deux autres éléments sont importants :

  • La population a- t-elle donné son consentement ?
  • Les créanciers étaient-ils au courant de cette « absence de bénéfice » ou de cette absence de « consentement » ?

Au vu de ces trois critères, on est réellement en droit de se demander si la dette de la Ville de Liège ne devra pas être remise en cause pour illégitimité.

1° Les prêts n’ont pas bénéficié à la population concernée mais ont au contraire fait peser lourdement sur celle-ci le poids du remboursement de la dette (hausse des impôts et des taxes, baisse de la qualité des services publics …). Les agents communaux ont quant à eux payé un lourd tribut : salaires rabotés, indexations gelées [21], arrêt des nominations, des évolutions de carrière, des évolutions barémiques et réduction de leurs droits statutaires, depuis près de trente ans.

2° Les citoyens travaillant à la ville n’ont assurément pas accepté ces emprunts puisqu’ils s’y sont opposés de toutes leurs forces. Quant aux autres citoyens de Liège, ils avaient élu leurs représentants sur un programme totalement différent de celui qui leur a été servi [22].

3° Les créanciers étaient plus qu’au courant du contexte social injustepuisque ce sont eux qui ont créé le problème. Bien qu’institution publique, le Crédit communal, principal créancier, a mis consciemment en difficulté la ville en profitant de sa position dominante, au lieu d’exercer son rôle légal de conseiller des communes. Ces créanciers doivent donc assumer le risque de devoir à présent rendre des comptes.

Pour éviter la catastrophe économique et sociale qui s’annonce, nous sommes convaincus qu’il est possible et nécessaire de remettre en cause le paiement des dettes illégitimes et de faire payer les responsables, et non les victimes, de la crise de la dette. Pour ce faire, plusieurs possibilités existent. Au-delà des propositions générales développées dans le mémorandum de ACiDe Belgique [23], nous en soumettons deux très concrètes :

  • Tout ce qui dépasse les intérêts normaux d’emprunts de l’époque peut être considéré comme illégitime et devrait être remboursé à la ville de Liège ou au pouvoir public emprunteur.
  • La diminution de la dotation du Fonds des communes, imposée en 2008 en contrepartie de l’aide régionale, grève considérablement le budget communal jusqu’en 2016. Une partie de cette somme vient d’une dette partiellement illégitime. Elle devrait dès lors être également récupérée.

Bien sûr, que ce soit à Liège ou ailleurs, les institutions bancaires ne vont pas l’entendre de cette oreille. Seule la pression des citoyens, entreprenant eux-mêmes un audit des dettes de leur ville, pourra convaincre les mandataires communaux de se pencher à nouveau sur le passé pour imposer aux créanciers une réduction importante de la dette et de nouveaux choix financiers et politiques.

Annexe

« Cette obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’équilibre des finances locales a pour la première fois été consacrée par un arrêté du Régent du 10 février 1945 qui instituait par la même occasion une tutelle de réformation en cas de non-respect de ce principe d’équilibre. Néanmoins, pour diverses raisons, ce principe d’équilibre n’a que peu été respecté, plongeant les grandes villes essentiellement, dans des déficits abyssaux. Ainsi, le déficit cumulé de l’ensemble des communes belges s’élevait en 1983 à 59 milliards de francs belges, soit environ 1,46 milliard d’euros. Des mesures ont alors été prises, notamment dans deux arrêtés de pouvoirs spéciaux de 1982 qui exigeaient le retour à l’équilibre à partir de 1988. Ces deux arrêtés prévoyaient des mesures sur le personnel pour les communes en déficit, déplafonnaient le taux des centimes additionnels à l’impôt des personnes physiques jusqu’alors fixé à 6% et rendaient effective la tutelle de réformation.

Ils permettaient ainsi à l’Etat « de prendre toutes mesures de nature à diminuer les dépenses ou augmenter les recettes. » Ces arrêtés se sont accompagnés d’une reprise partielle, en 1988, de la dette des communes par l’Etat. » [24]

Bibliographie

Saurin P., Les prêts toxiques, une affaire d’Etat. Comment les banques financent les collectivités locales, éd. Demopolis, Paris 2013.

« Le dossier liégeois », Cahiers marxistes, n°190, mai-juin 1993 :

Gretry M., « Une décennie de socialisme d’affaire », p. 37-45.

Remacle Ch., « Liège : laboratoire de dégraissage des services publics », p77-91

Remacle Ch., Pirlot J., « Les partis et les crises liégeoises », p. 93-102

Yerna J., « Le syndicalisme liégeois dans le sillage du renardisme », p. 47-67

Hucorne M., « Pourquoi se priver ? », émission Au nom de la loi, RTBF, février 1990.

Toussaint E., Bilan de la grève des communaux en 1983 contre le plan d’assainissement de la ville de Liège, 1983.

Le Communard, feuille de la section des services publics de la Ligue révolutionnaire des Travailleurs/Parti ouvrier socialiste, mai 1983 - février 1989.

Vérité, journal de la fédération liégeoise du Parti communiste, décembre 1988.

Depas G., « Finances communales : remonter la pente », Le Soir, 7/10/88.

Depas G., « Fonds Nothomb », Le Soir, 13/12/88.

Gretry M., « Liège, la ville a rendu public son plan de gestion pour les cinq ans à venir », RTBF, Liège matin, 24/3/2011.

Liégeois M., « Une reprise historique de la dette », La Libre Belgique, 14/3/2008.

Droit devant ! Plaidoyer contre toutes les dettes illégitimes, CADTM, Liège 2013.

Bodeux Ph., « Comment la Région wallonne va soulager Liège de sa dette ? », Le Soir, 14/03/2008.


Notes

[1Ce groupe s’inscrit dans la dynamique plus large de la plateforme belge Acide (www.auditcitoyen.be).

[2Le groupe d’audit liégeois a diffusé un communiqué de presse reprenant son action et disponible sur : http://www.auditcitoyen.be/le-collectif-acide-pousse-les-liegeois-et-liegeoises-au-questionnement-a-qui-profite-la-dette/

[3Notamment la situation portuaire d’Anvers, et celle de Liège avec un important nœud ferroviaire et de multiples ponts.

[4La ville recevait, en 1977, 3.758 millions de FB, et en 1992, 5.171 millions alors qu’avec l’indexation elle aurait dû en recevoir 7.516.

[5Président du Parti socialiste de l’époque.

[6Comme on va le voir, la première crise de la dette s’étend essentiellement de 1977 à 1992.

[7C.-à-d. atteinte par les emprunts de consolidation successifs.

[8Voir annexe.

[9RPSW : Les socialistes, avec le Rassemblement populaire wallon (RPW), issu du Rassemblement wallon (RW), avaient créé un cartel : le Rassemblement des progressistes et socialistes wallons (RPSW) qui s’est allié avec Ecolo pour gérer la Ville de Liège à partir de 1982.

[10A cette époque, l’État belge rembourse jusqu’à 90 milliards FB d’intérêt sur des emprunts à l’étranger.

[11Les pouvoirs spéciaux sont accordés par le parlement au gouvernement pour qu’il puisse modifier certaines lois dans un domaine et pendant une période déterminée sans passe par le vote des chambres.

[12A relever cependant au début du conflit, un pétitionnement important réalisé par les organisations syndicales auprès des habitants. Il révèle leur refus clair de voir leur ville s’affaiblir.

[13En 1989, deux blocs s’affrontent à l’intérieur du PS. Le groupe Perron, une minorité importante composée de personnalités de premier plan (M. Dehousse, G. Moreau, M. Yerna, L. Toussaint …), refuse dans un premier temps de voter le plan d’assainissement, notamment à cause des mesures affectant fortement le personnel. Le plan ne passera que grâce à l’abstention du chef de groupe libéral, M. Forêt … qui obtient peu après le poste de gouverneur !

[14Les « invests » étaient à l’origine des organismes mixtes de reconversion économique alimentés par une dotation publique accordée pour une période déterminée afin de réaliser différents types d’investissements.

[15Les éboueurs, par exemple, passent de trois à deux, voire un seul, chargeur et leur horaire remonte de 31h15 à 38h /semaine.

[16Une facturation en partie fictive de prétendus frais d’assistance à la gestion des entreprises dans lesquelles on détient une participation minoritaire, explique Michel Gretry « Une décennie de socialisme d’affaire », Cahiers marxistes, n° 190, mai-juin 1993, p. 42

[17Ainsi, dans les années 80, on retrouve à la fois dans Meusinvest et dans la CGE Georges Goldinne, André Cools et Jean Dubois, son conseiller le plus proche. A.Cools est par ailleurs président de la SMAP, qui est elle-même le principal bailleur de fonds de Néos. Cfr Hucorne M., « Pourquoi se priver ? », émission Au nom de la loi, RTBF, février 1990.

[18Gretry M., « Une décennie de socialisme d’affaire », op. cit. p.43.

[19Un prêt léonin est, selon Patrick Saurin un prêt extorquant c.-à-d. imposé sans le libre consentement du détenteur. « Le terme léonin est utilisé dans le droit à propos d’un contrat dont les charges sont supportées par une seule des parties alors que l’autre en tire tous les avantages (cfr article 1844-1 du code civil français). » Patrick Saurin, Les prêts toxiques, une affaire d’Etat, Demopolis, 2013, p.23.

[20Calcul réalisé par Christian Remacle, ancien dirigeant syndical, à partir des données fournies aux conseils communaux. Voir aussi le résumé du problème par le Bourgmestre W. Demeyer lors de la présentation du plan de gestion 2011-2016, cité dans dhnet.be, 24/3/2O11.

[21A noter que cette manœuvre était illégale car seul l’État fédéral peut toucher à l’index. Une décision de justice permit donc aux travailleurs de récupérer 3,5% de salaire sur le pécule de vacances et la programmation sociale de fin d’année.

[22L’accord électoral RPSW-Ecolo de 1982 prétendait mettre tout en œuvre pour « s’engager en union avec d’autres villes et communes- et notamment dans le cadre de la conférence des bourgmestres de l’agglomération liégeoise- à exiger que l’État central restaure les conditions d’une autonomie effective dans les finances communales et remplisse ses devoirs », Le Communard, feuille de la section ville de Liège du POS, 28/6/88, n°33.

[23Voir ici : www.auditcitoyen.be

[24Rim BEN ACHOUR, « Le budget communal en Wallonie », Etat de la question, Bruxelles, Institut Emile Vandervelde Novembre 2011, p.9.

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