Éric Toussaint : « Durant la Commune de Paris, il fallait prendre physiquement la Banque de France, cela était possible sans effusion de sang »

21 mai 2021 par Eric Toussaint , Le Courrier


La statue de Napoléon à terre, cliché issu de la série de photographies La chute de la colonne Vendôme par Bruno Braquehais (CC - Wikimedia)

Interview d’Éric Toussaint (historien et porte-parole du CADTM) par le journal suisse Le Courrier.



1) La guerre entre la France et la Prusse en juillet 1870 ravage les ressources de la France et fait exploser le poids de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Quelques mois après débute l’expérience de la Commune de Paris. Quelles sont les conséquences de cette dette pour la Commune ?

La dette en France a augmenté fortement sous l’empire de Napoléon III, notamment à cause des aventures coloniales de ce dernier. Cette dette s’est rajoutée à celle contractée auparavant par la monarchie. Comme l’analysait Marx, le régime monarchique et l’empire de Napoléon III étaient dominés par la bourgeoise financière qui avait intérêt à ce que la dette publique augmente.

La dette joue un rôle tout à fait clé dans les événements de la Commune. En effet, le soulèvement populaire du 18 mars est motivé aussi par le rejet des dettes de guerre de la France. Pour pouvoir continuer à rembourser cette dette et faire avaler les mesures d’austérité au peuple, il fallait le désarmer

En 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. La déroute de Napoléon III face à l’armée de Bismarck et son emprisonnement à Sedan le 2 septembre 1870 par les troupes prussiennes, provoquent une première rébellion populaire le 4 septembre. La classe politique et la bourgeoisie financière décident de proclamer la République pour stopper la radicalisation et l’indignation populaire contre les effets de la guerre et la capitulation. La préoccupation principale n’était pas d’ordre démocratique, il s’agissait de calmer le peuple afin de poursuivre le remboursement de la dette. Il faut se rendre compte que la classe politique de l’époque et la classe financière formaient un seul ensemble, composé des membres de la même classe dominante, et donc partageant les mêmes intérêts.

En février 1871, le gouvernement élu de Thiers fait un nouvel emprunt de 2 milliards. Or, il était convaincu que les mesures impopulaires nécessaires pour rembourser la dette allaient provoquer des réactions très fortes du côté du peuple de Paris qui, il ne faut pas l’oublier, était armé. Sur une population parisienne de 2 millions, il y avait 300 000 gardes nationaux armés

La dette joue un rôle tout à fait clé dans les événements de la Commune. En effet, le soulèvement populaire du 18 mars est motivé aussi par le rejet des dettes de guerre de la France. Pour pouvoir continuer à rembourser cette dette et faire avaler les mesures d’austérité au peuple, il fallait le désarmer. Selon Marx, Thiers était prêt à provoquer une guerre civile au cours de laquelle il viendrait à bout de la résistance du peuple et l’obligerait à payer la facture. Ainsi, il envoie l’armée sur Paris pour voler les canons qui appartenaient au peuple, mais l’armée refuse de réprimer le peuple et les soldats font crosse en l’air, se retournant contre leur commandement. Thiers est contraint de fuir à Versailles avec toute son administration : c’est le début de la Commune.


2) La France contracte également une énorme dette envers la Prusse de Bismarck. Cette dette joue-t-elle un rôle dans l’ampleur que prend la répression du mois de mai ?

À la dette publique de la France s’ajoute le tribut de guerre de 5 milliards exigé par la Prusse de Bismarck

Effectivement. À la dette publique de la France s’ajoute le tribut de guerre de 5 milliards exigé par la Prusse de Bismarck. Il y a une pression constante de Bismarck envers le gouvernement de Thiers. Bismarck dit à Thiers : « Si tu veux un vrai traité de paix et que la Prusse retire ses troupes, il faut payer votre tribut ». Bismarck savait que pour cela la France devait imposer une défaite radicale et sanglante au peuple de Paris en armes, qui n’allait sûrement pas se laisser faire. Pour ce faire, Thiers demande à la Prusse de l’aider à reprendre la ville.

Le chancelier Bismarck refuse d’utiliser ses troupes pour entrer dans Paris et affronter le peuple en arme. Par contre il remet à Thiers plus de 100 000 soldats français, prisonniers de la guerre de 1870, sont libérés et envoyés à Versailles où ils sont réorganisés par Thiers pour attaquer Paris.


3) Quelles sont les responsabilités de la Commune dans la gestion de cette affaire ? Quels types de mesures auraient dû ou pu être prises ?

La première chose à souligner est que suite au 18 mars, vu que le peuple était armé et que les soldats envoyés par Thiers avaient refusé de l’attaquer, il eut été opportun de poursuivre Thiers et son administration, et de l’arrêter. La Commune ne l’a pas fait, cela constitue une première grave erreur.

Il fallait prendre physiquement la Banque de France, tout gouvernement populaire digne de ce nom devrait le faire. Cela était tout à fait possible, sans effusion de sang

Deuxièmement, il y a la question de la Banque de France. Cette banque privée était au cœur de la Commune de Paris. Suite aux événements de mars 1871, les communard-es ne prennent pas la banque, qui reste dans les mains du gouvernement de Thiers et qui continue à le financer (il recevra plus de 350 millions de francs or). Comme le dit Prosper Lissagaray, historien et militant de la Commune, « la Commune s’est arrêtée devant le coffre-fort de la bourgeoise ».

C’est Charles Beslay, délégué de la Commune auprès de la Banque de France, qui impose à la Commune de ne pas « violer » (sic !) ni de prendre le contrôle de la Banque. Beslay a donc permis à la Banque de France de continuer à financer Thiers qui a pu ainsi réorganiser l’armée et réprimer la Commune. Pour Beslay, la Banque était la fortune de la France et la prendre aurait signifié le chaos. D’ailleurs, comme par hasard, Beslay a été le seul dirigeant communard qui n’a pas été exécuté, emprisonné ou exilé. Il s’est réfugié en Suisse avec l’autorisation de Thiers.

L’argument du chaos… c’est le même argument depuis des siècles. Nous avons entendu la même chose en Grèce, avec Varoufakis qui avec Tsipras décide de laisser en place le gouverneur de la Banque de Grèce fidèle allié de la Troïka et des banquiers privés grecs. Au contraire, les révolutionnaires cubain-es prennent le contrôle de la Banque de Cuba et Che Guevara devient son directeur.

Il fallait prendre physiquement la Banque de France, tout gouvernement populaire digne de ce nom devrait le faire. Cela était tout à fait possible, sans effusion de sang. Il fallait la mettre au service de la Commune et empêcher Thiers de s’en servir pour préparer la répression de la Commune.


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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