Tunisie

Dette odieuse de Ben Ali : le gouvernement belge enterre une résolution du Sénat

Communiqué

13 mars 2017 par CADTM International


Dennis Jarvis - Sfax Medina - Flickr cc

À l’issue de la conférence internationale sur l’investissement, qui s’est tenue à Tunis les 29 et 30 novembre derniers, les gouvernements français et belge ont annoncé la conversion d’une partie de leurs créances sur la Tunisie en projets d’investissement, portant respectivement sur des montants d’un milliard et de trois millions d’euros. Pour le CADTM, ces conversions de dette représentent un cadeau empoisonné puisque les investissements ainsi financés seront décidés selon des critères de profitabilité pour les entreprises françaises et belges, et non selon les besoins de la population tunisienne. Surtout, ces conversions sont assimilables à un blanchiment d’une dette largement odieuse – car amassée sous le régime autoritaire de Ben Ali – qui mériterait d’être purement et simplement annulée [1]. De plus, une coopération entre la Belgique et la Tunisie dans la gestion des flux migratoires a été annoncée en même temps que cette conversion de dette, laissant entendre que ces deux mesures étaient liées.



Le 1er février 2017, lors d’une séance de questions parlementaires, le gouvernement belge, par la voix de son ministre des Finances Johan Van Overtveldt, a précisé certains éléments relatifs à cette conversion de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).  [2]. Le gouvernement s’est également prononcé sur la résolution adoptée par le Sénat belge en juillet 2011, qui est restée lettre morte alors qu’elle réclamait un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le remboursement des créances belges sur la Tunisie, un audit de ces créances et l’annulation de celles qui seraient jugées odieuses.

À cet égard, le positionnement du gouvernement est effarant. Il indique que la résolution du Sénat belge n’a pas été mise en application car « le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
et les institutions financières internationales estiment que la Tunisie est capable de rembourser ses dettes » et car les autorités tunisiennes n’en ont pas fait la demande.

Or, c’est bien la reconnaissance du caractère odieux de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
contractée par Ben Ali qui est intéressante dans cette résolution parlementaire, et qui doit légitimement conduire à une annulation des créances sur la Tunisie. De plus, le Club de Paris est un organe informel et la Belgique n’est nullement tenue de respecter ses orientations. Si les gouvernements tunisiens qui se sont succédé depuis la révolution n’ont pas réclamé de mesures significatives visant à s’attaquer au fardeau de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, ce sont pour les mêmes raisons que celles qui expliquent qu’ils n’ont pas adopté de politiques différentes de celles appliquées par Ben Ali et qui rompraient avec les diktats libéraux des institutions financières internationales et des gouvernements des puissances occidentales contre lesquelles le peuple tunisien s’est révolté en 2011.

Quant au caractère soutenable de la dette, rappelons que le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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est désormais connu pour avoir formulé, entre 2010 et 2015, des estimations largement optimistes sur la dette publique grecque, sans cesse contredites au fur et à mesure que la crise s’approfondissait dans le pays en raison des interventions néfastes de la Troïka Troïka Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté. dont l’institution dirigée par Christine Lagarde est l’un des piliers. En réalité, l’évolution récente des finances publiques de la Tunisie indique que sa dette est insoutenable : alors que la loi de finances 2016 prévoyait un taux d’endettement de 53,2 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, celui-ci est finalement monté à 62,1 %, tandis que le pays risque de faire défaut sur un prêt du Qatar à hauteur de 500 millions de dollars. L’évolution de la dette tunisienne depuis 2011 montre que celle-ci ne cesse de grimper et que son remboursement est utilisé par les gouvernements successifs pour légitimer l’austérité, empêchant des dépenses dans des secteurs clés tels que la santé, l’éducation ou encore le logement.

Le ministre des finances belge avance également que la dette détenue par la Belgique à l’égard de la Tunisie ne serait pas odieuse au prétexte que « plus de la moitié de cette dette, soit environ 15 millions d’euros, est financée par un prêt d’État du 25 juin 2006, qui a servi à financer les travaux de réhabilitation de la Baie de Sfax ». Les crédits accordés par la Belgique ont plutôt aidé à maintenir le régime autoritaire de Ben Ali en le légitimant et en lui permettant de libérer d’autres fonds à des fins de répression contre la population. Ce prêt de juin 2006 ayant été accordé à un régime n’ayant que faire de la démocratie et des droits humains fondamentaux, il doit dès lors être considéré comme odieux.

Le gouvernement belge veut non seulement blanchir une dette odieuse en la convertissant en projets d’investissement, mais conditionne en plus cette mesure à « l’organisation d’une politique de retour pour les migrants ». Pour le CADTM, il s’agit d’une mesure inacceptable. Nous réaffirmons notre soutien à la liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous sans discrimination.

Enfin, le gouvernement a annoncé que les intérêts dus sur le capital des dettes ainsi converties seront comptabilisés dans l’aide publique au développement (APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. ) de la Belgique. Le CADTM dénonce cette hausse artificielle de l’APD par un simple jeu d’écriture comptable. Plus largement, le CADTM réclame l’arrêt des politiques enfermant la Tunisie dans des rapports de dépendance aux pays du Nord en général et à la France, la Belgique et l’Union européenne en particulier. En Belgique, de premières mesures allant dans ce sens seraient l’application de la résolution du Sénat adoptée en juillet 2011 et le soutien des autorités à la proposition de loi déposée au parlement tunisien en juin 2016, réclamant la mise en place d’une commission d’audit sur la dette publique tunisienne et d’une suspension de paiement de la dette jusqu’à ce que cette commission rende ses résultats [3].


Notes

[2Voir le compte-rendu de la Commission des finances et du budget du 1er février 2017 (après-midi) : https://www.dekamer.be/doc/CCRI/pdf/54/ic582x.pdf