Quelle justice fiscale pour le Sud ? Place de la fiscalité dans les processus régressifs ou émancipateurs

1er avril 2019 par Didier Epsztajn


« L’injustice fiscale a atteint des niveaux record à l’échelle de la planète. Dans les pays du Sud, les conséquences de l’évasion et de la concurrence fiscales se doublent de fiscalités nationales particulièrement régressives. Le constat semble aujourd’hui largement partagé, mais les solutions, elles, continuent de diviser. »



Dans son éditorial, Pour une fiscalité juste… et transformatrice ? , cedric-leterme-pour-une-fiscalite-juste-et-transformatrice-alternatives-sud-quelle-justice-fiscale-pour-le-sud/, publié avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, Cédric Leterme aborde, entre autres, la baisse des impôts pour les riches et les entreprises, l’évasion et l’optimisation fiscale, les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, le positionnement néolibéral qui considère que l’« impôt comme injuste et inefficace », le mythe du ruissellement, la concentration des richesses et des patrimoines…

L’auteur détaille la « Double injustice pour le Sud », l’évasion fiscale, les besoins d’investissements, « les pays en développement voient s’échapper chaque année vers les paradis fiscaux l’équivalent de trois à seize fois ce qu’ils reçoivent en aide au développement ou en investissements directs étrangers », les fiscalités nationales régressives, le faible poids des impôts en termes de pourcentage du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, la structure des impôts avec la prépondérance des impôts indirects, la sous-utilisation des impôts au potentiel plus redistributif, les avantages et les cadeaux fiscaux aux entreprises et aux investisseurs étrangers…

Cédric Leterme fournit des explications, tant internes qu’externes, aux différents pays ; indique des « avancées symboliques enregistrées dans la lutte contre l’injustice fiscale, dont témoigne notamment la fréquence avec laquelle le sujet s’invite dans les médias et les grandes rencontres internationales » et trace des perspectives « Pour un ordre fiscal mondial plus juste ».

Il insiste aussi sur le caractère multidimensionnel d’une « justice fiscale », les articulation entre les dimensions « écologique, économique, sociale, de genre », les effets de la fiscalité – sa non-neutralité – en termes de genre, les limites de la « justice fiscale » comme outil d’émancipation, « il faut se garder de la fétichiser et de la voir comme une fin en soi »

Sommaire
Editorial :Cédric Leterme : Pour une fiscalité juste… et transformatrice ?
- Points de vue du Sud
Monde
Tarcisio Diniz Magalhaes : Réparer la gouvernance fiscale mondiale
Ronen Palan : Paradis fiscaux : histoire, techniques et critiques

Afrique, Amérique latine, Afrique
Neeti Biyani : Asie : politiques fiscales régressives et hausse des inégalités
Claire Kumar : Afrique : combattre les inégalités par la fiscalité
Rodolfo Bejarano, Jorge Coronado, Adrian Falco, Luis Moreno : Amérique latine : stop à l’évasion et aux injustices fiscales

Genre
Mae Buenaventura, Claire Miranda, Mae Buenaventura : Fiscalité et égalité de genre selon le fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.

Caroline Othim : Justice fiscale pour les droits des femmes : une campagne mondiale

Environnement
Sergio Martín Carrillo, Alfredo Serrano Mancilla, Ana Rivadeneira Alava, Nicolás Oliva Pérez, Sergio Martín Carrillo : Une politique latino-américaine d’écotaxes ?
Antonio Elio Brailovsky : Payer pour polluer ? Débat fiscal éthique et politique

Je laisse de coté les questions de vocabulaire, les mots importés du néo-libéralisme comme gouvernance, équité… sans oublier la confusion entretenue entre la souveraineté étatique et la souveraineté populaire.

Les normes fiscales prônées par l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
ou le FMI ont été élaborées, hors de l’avis et des intérêts des Etats du Sud global, sans prise en compte des rapports de pouvoir (il faut souligner qu’il en est de même pour les règles fiscales dans les Etats du Nord global). Et si je trouve discutables les termes de justice fiscale, (c’est justement parce qu’il y des rapports d’inégalité que la fiscalité est nécessaire), d’autodétermination fiscale (sans dire qui décide), de souveraineté fiscale (qui ne saurait être totale, car rien n’empêcherait alors un Etat de décider d’une fiscalité plus faible que celle des autres Etats), la « coopération internationale » implique que les intérêts du plus grand nombre soient discutés et pris en compte, que la fiscalité ne soit pas pensée comme seulement « technique » et hors du champ du pouvoir.

Les paradis fiscaux, leurs axes de développement : « l’imposition faible ou nulle pour les non-résidents, la facilité de constitution de sociétés et le secret bancaire », leurs pôles de développement – il ne s’agit pas de pratiques « exotiques » -, les transactions offshore, les résidences virtuelles, le droit bancaire, les effets de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et des techniques informatiques, la difficulté de tracer les véritables propriétaires…

Au delà des différences par pays, régions ou sous-continent, les auteurs et autrices analysent les systèmes fiscaux régressifs, les faibles ratios impots-taxes par rapport au PIB, le poids de la fiscalité indirecte, les exonérations fiscales, la concurrence fiscale, les flux financiers illicites (FFI), l’optimisation fiscale et l’évitement fiscal, la dégradation fiscale, les pratiques « de pots-de-vin, de corruption ou de blanchiment d’argent », la manipulation des prix, la composante criminelle des flux financiers liés aux « trafics d’être humains, de drogue, d’armes et de contrefaçons », le rôle central joué par les paradis fiscaux, la très faible place de la fiscalité sur le patrimoine, l’imposition de conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. fiscales lors de l’octroi de prêts internationaux, le choix de la TVA plutôt que l’impôt progressif, les zones franches, la non-prise en compte des différentes formes de propriétés et de la concentration de celles-ci, le développement du travail informel, la fiscalité sur les industries extractives et la non publicité des accords miniers…

Les réformes mises en place « ont contribué à réduire significativement la capacité de l’Etat à accroire et à mobiliser ses recettes publiques, avec comme horizon la réalisation des droits humains ». Il faut en effet étudier le déficit provoqué par l’absence de recettes et les effets sur les possibles dépenses.

J’ai notamment été intéressé par les travaux du Réseau pour la justice fiscale en Amérique latine (terminologie invisibilisant les amériques indiennes, afro-américaines, etc.), son agenda de lutte reposant sur quatre piliers : un contrôle fiscal des multinationales, un cadastre des bénéficiaires finaux des profits, l’échange automatique d’informations, un combat contre l’opacité fiscale mondiale.

Règle de progressivité de l’imposition, fin des privilèges fiscaux à l’investissement, agenda pour la justice fiscale, visages de la fraude, monde offshore et ses outils servant « à cacher, évader, fuir et blanchir », situation des « non-résidents », opacité du réseau mondial des services financiers, dollarisation Dollarisation Substitution du dollar à la monnaie nationale, laquelle, à la différence d’un régime d’arrimage, disparaît totalement. La dollarisation est l’ultime stade de la disparition de l’autonomie monétaire. des excédents, flux financiers illicites.

Une partie de la revue est consacrée aux effets genrés des politiques fiscales, tant du coté des recettes que des dépenses, les effets sociaux inéquitables de la TVA, les effets du désengagent des Etats sur la santé des femmes ou sur la lutte contre les violences, le genre des politiques et leurs effets discriminatoires, les études d’impact et leur cécité au genre, « Il y a lieu de tenir compte des biais de genre explicites et implicites qui amènent les femmes à contribuer davantage à l’impôt que les hommes », le fantasme de négociations entre partenaires égaux au sein des familles, les taxes sur la consommation qui pèsent particulièrement sur les femmes, les coûts sexués des pratiques fiscales, les effets de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et du sous-investissement, les activités criminelles dont la traite des êtres humains…

La dernière partie est consacré à des discutions autour de la fiscalité écologique, écotaxes, réglementations administratives, coûts privés et coûts sociaux, taxation et interdiction, gestion régionale des bassins hydrographiques et de la protection des écosystèmes, contradiction entre intérêt individuel et interêt collectif, amende et impôt, principe du pollueur payeur….

De manière surprenante, les normes comptables internationales ne sont pas interrogées, ni la possibilité de cumuler les déficits et les bénéfices fiscaux au sein d’un bénéfice monde, ni les outils de transactions financières. Quoiqu’il en soit, les travaux sur une autre fiscalité se développent. Celle-ci doit faire l’objet de débats publics, débats politiques et non « techniques ». Les différents choix devront être soumis aux décisions démocratiques afin que les citoyen·es puissent en être à la fois partie prenante et partie décidante. Ni les asymétries entre pays, ni les différentiels de « développement » et de « besoins », ni les rapports de pouvoir – dont le système de genre – ne peuvent être écartés au nom d’une équité qui est bien le nom néolibéral des inégalités.

Alternatives Sud : Quelle justice fiscale pour le Sud ?
Editions Syllepse, https://www.syllepse.net/quelle-justice-fiscale-pour-le-sud–_r_24_i_758.html
CentreTricontinental et CNCD 11.11.11
Paris, Louvain-La-Neuve (Belgique), 2019, 172 pages, 13 euros

Didier Epsztajn


En complément possible :
- Attac : Toujours plus pour les riches Manifeste pour une fiscalité juste, pas-de-contribution-commune-sans-participation-commune/
- Bernard Élie et Claude Vaillancourt coordonnateurs : Sortir de l’économie du désastre : austérité, inégalités résistances, letat-comme-organe-de-propagation-de-reflexes-marchands-dans-lensemble-des-spheres-de-la-vie-sociale/
et notamment son introduction : L’économie toxique, spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
, paradis fiscaux, lobby Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
, obsolescence programmée…, introduction-a-louvrage-leconomie-toxique-speculation-paradis-fiscaux-lobby-obsolescence-programmee/
- Christiane Marty et Olga Trostiansky : Le prélèvement à la source ne doit pas défavoriser les femmes !, le-prelevement-a-la-source-ne-doit-pas-defavoriser-les-femmes/
- Syndicat Solidaires Finances Publiques : Nos finances publiques. Vues de l’intérieur, justice-fiscale-justice-sociale-et-si-nous-parlions-de-lorganisation-des-finances-publiques/
- Alexis Spire : Faibles et puissants face à l’impôt, Le travail des inégalités
- Fondation Copernic : Un impôt juste pour une société juste, Vive l’impôt réellement et fortement progressif
- Attac (Thomas Coutrot, Vincent Drezet, Jean-Marie Harribey, Dominique Plihon) : 15 idées reçues sur la fiscalité, Contributions communes et non prélèvements obligatoires