Tsunami : une générosité de « pingres »

30 décembre 2004 par Christian Losson (Libération)


Les pays riches ne tiennent pas leurs promesses sur les aides à long terme.



les gouvernements occidentaux surenchérissent de communiqués sur le montant de leurs aides en faveur des victimes des tsunamis. Autour des 300 millions de dollars, plutôt maigre. « Pingres » est d’ailleurs le qualificatif qu’avait utilisé dès lundi le responsable des questions humanitaires de l’ONU, Jan Egeland. Il n’évoquait pas l’aide d’urgence, conjoncturelle, mais l’aide publique au développement (APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. ), structurellement sous-dimensionnée. « La personne qui a fait cette déclaration a tort et est mal informée », a rétorqué George W. Bush mercredi. La personne mise en cause est en réalité très bien informée. Et très polie. Car l’égoïsme des pays riches est si évident que même James Wolfensohn, président de la très orthodoxe Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, le qualifie « d’inconscient ». Explications.

Des promesses d’aides non tenues

Malgré les belles paroles, le budget des pays développés consacré à l’APD correspond à la moitié de ce qu’il était en 1960. En 1970, les pays riches s’étaient engagés à verser 0,70 % de leur revenu national brut (RNB). Les 22 pays les plus riches en étaient, en 2003, à 0,25 % en moyenne (soit un total de 68,5 milliards de dollars), en hausse de plus de 3 %. « Un scandale pur et simple », résume l’ONG britannique Oxfam. Qui rappelle que cela équivaut, pour chaque habitant des pays riches, « à 1,53 dollar par semaine », le prix d’un café. « On a besoin de trois fois plus d’argent par an », explique-t-on à la Banque mondiale, « pour assurer à tous l’accès aux services » de base (eau, nourriture, santé, éducation).

La France accorde 0,41 % de son RNB à l’aide... Loin derrière la Norvège, avec 0,91 %. George W. Bush assure que son pays avec 15,5 milliards de dollars, paie le plus lourd tribut. Vrai, en valeur. Mais ce n’est quand même que la moitié de ce que verse l’Union européenne. Et la « générosité » américaine ne pèse que 0,16 % de son budget. Au rythme de ses augmentations, Washington n’atteindra les 0,7 % qu’en... 2040. Alors que la France s’est engagée à le faire d’ici à 2007.

Encore faut-il savoir ce qu’on met dans cette fameuse APD, qui est avant tout une arme diplomatique et stratégique. La France y inclut la Polynésie ou la Nouvelle-Calédonie. Les Etats-Unis privilégient un pays à revenus élevés comme Israël, ainsi qu’à l’Afghanistan et au Pakistan, deux alliés « stratégiques ». « De plus, les allégements de dettes sont inclus dans l’APD, rappelle un expert de l’Agence française de développement. Résultat, le cash disponible pour monter des projets diminue. »

Des allégements de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
au compte-gouttes

Indonésie (130,8 milliards de dollars), Inde (82,9 milliards), Thaïlande (58,2 milliards) ou Sri Lanka (7,7 milliards) sont très endettés. D’où l’idée d’un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
, avancée par l’Allemagne et reprise par la France. « Il leur permettra d’affecter des ressources qui normalement auraient dû être consacrées au service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté.  », dit-on à l’Elysée. Selon la Banque mondiale, la dette extérieure publique des cinq pays les plus touchés par la catastrophe du 26 décembre s’élève à plus de 300 milliards de dollars. La dette des pays pauvres est censée être au cœur des préoccupations du G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. depuis le lancement, en 1996, de l’initiative PTTE (Pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
).

Mais le processus est si long, si bureaucratique, qu’il n’a pour l’instant allégé qu’autour de 32 milliards de dollars de dettes. « 32 milliards de dollars par an, c’est justement le montant des remboursements annuels des cinq pays les plus touchés par les tsunamis », remarque Damien Millet, du CADTM, un réseau antidette.

« La réalité, c’est que l’an passé, les pays à faible revenu ont payé 39 milliards de dollars pour le service de leur dette et ont reçu 27 milliards au titre de l’aide, rappelle le rapport d’Oxfam. Soit 1,44 dollar remboursé pour chaque dollar reçu. Or, l’annulation de la dette des 32 pays les plus pauvres de la planète ne coûterait que 2,10 dollars par personne et par an dans les pays riches. » Encore faudrait-il l’expliquer aux citoyens des pays riches...

Des financements oubliés

Il y a aussi d’autres vagues, qui sont tout aussi meurtrières, mais qu’on feint d’ignorer. «  Le décès de plus de 30 000 enfants chaque jour, pour des raisons qui auraient pour l’essentiel pu être évitées, passe inaperçu, assure le Pnud PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
, une agence de l’ONU. Pourquoi ? Parce que ces enfants sont les victimes invisibles de la pauvreté. » Le manque d’accès aux médicaments pour lutter contre les trois maladies contagieuses les plus meurtrières entraîne la mort, chaque année, de 6 millions de personnes. En 2002, 610 000 enfants de moins de 15 ans ont été terrassés par le sida. Pourtant, les médicaments existent. Il y a trois ans, les pays riches avaient promis de mettre au pot d’un outil : le Fonds mondial contre les pandémies. Il a mobilisé à peine plus de 2 milliards de dollars. Il en manque plus du double pour 2005. « Il y a l’aide immédiate, basée sur l’illusion d’un Samu mondial, et à l’efficacité limitée, et l’aide à moyen et long terme, beaucoup plus utile, conclut Jean-Hervé Bradol, président de MSF France. Il y a un énorme cinéma sur l’aide d’urgence, mais les feux de la rampe vont s’éteindre très vite. »


Source : Liération (http://www.liberation.fr), 3& décembre 2004.