Deux ans après les soulèvements populaires en Tunisie, la Belgique est toujours dans l’illégalité

15 janvier 2013 par Renaud Vivien


Une carte blanche de Renaud Vivien, juriste au Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, sur le site du Soir http://jn.lesoir.be/#/article/11669



Il y a deux ans, le peuple tunisien chassait Ben Ali et exigeait la justice sociale. Mais en 2013, la situation économique et sociale peine à s’améliorer à cause du poids de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
largement héritée de la dictature. En effet, la majorité des ressources financières du pays est allouée en priorité au paiement des dettes. Le budget consacré au remboursement de la dette publique tunisienne représente 3 fois celui de la santé et presque 6 fois celui de l’emploi.

Une partie importante de cette dette devrait pourtant être annulée sans conditions, en application de la doctrine de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
. Selon cette doctrine de droit international, « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » Cette définition de la dette odieuse, bien que restrictive, s’applique parfaitement aux dettes contractées par le régimes de Ben Ali mais aussi à d’autres dictatures comme celles de Moubarak en Égypte, comme le reconnaît d’ailleurs le Parlement européen dans sa résolution du 10 mai 2012.

En effet, cette résolution « juge odieuse la dette publique extérieure des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient sachant qu’elle a été accumulée par les régimes dictatoriaux, par le biais principalement de l’enrichissement personnel des élites politiques et économiques et de l’achat d’armes, utilisées souvent contre leurs propres populations ». Le Sénat belge ne dit pas autre chose en affirmant « le caractère odieux de la dette tunisienne dès lors que l’on considère celle-ci comme une dette contractée par un gouvernement non démocratique, ne respectant pas les droits de l’homme, dont la somme empruntée n’a pas bénéficié aux populations locales ». Dans cette résolution adoptée en juillet 2011, les sénateurs belges demandent donc au gouvernement « de décider, dès à présent, d’un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le remboursement de la dette bilatérale existante de la Tunisie à l’égard de la Belgique, y compris ses intérêts, ainsi que d’un audit permettant d’examiner plus en détail les aspects qui relèveraient de la définition de la dette odieuse ». Mais aucun de ces textes n’a encore été appliqué par le gouvernement belge.

Deux ans après les soulèvements populaires en Tunisie, le remboursement de la dette n’a toujours pas été suspendu, l’audit n’a pas débuté et l’annulation des dettes illégitimes de la Tunisie semble encore lointaine. Pourtant, l’accord de gouvernement Di Rupo précise clairement que « le gouvernement réalisera l’audit des dettes et annulera en priorité les dettes contractées au détriment des populations ». La Belgique est donc clairement dans l’illégalité. Pire, elle aggrave son cas en votant en juillet 2012 contre une résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui dénonce « l’iniquité du système actuel de règlement de la dette, qui continue de donner la priorité aux intérêts des créanciers ». Sont clairement visés la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

Cliquez pour plus de détails.
et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
qui continuent de maintenir les pays du Sud comme la Tunisie sous leur tutelle. Un nouveau prêt de 500 millions de dollars, assortis de conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. incompatibles avec le le droit du peuple tunisien à disposer de lui-même, vient d’ailleurs d’être accordé par la Banque mondiale au gouvernement provisoire de Tunisie.

Fort heureusement, sous la pression des mouvements sociaux tunisiens comme RAID (membre des réseaux internationaux CADTM et ATTAC) qui mène campagne contre la dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
, les choses bougent en Tunisie. Une proposition de loi pour un audit de la dette sera débattue en février par les députés de la l’Assemblée constituante à Tunis. Le Président Moncef Marzouki s’est, par ailleurs, prononcé pour cet audit et l’Équateur a récemment proposé d’apporter son aide pour sa réalisation. Rappelons que l’Équateur a mené entre 2007 et 2009 un bras de fer avec ses créanciers en décidant d’auditer unilatéralement l’intégralité de sa dette publique.

Sur base des conclusions de cet audit mené par une commission internationale instituée par Rafael Correa et composée de représentants de l’État, de mouvements sociaux et de réseaux internationaux travaillant sur la dette dont le CADTM, l’Équateur avait alors suspendu le paiement d’une part importante de sa dette illégitime et forcé ses créanciers à reprendre leurs titres diminués de trois quarts de leur valeur. Au final, cette opération a permis au pays d’épargner 7 milliards de dollars, autant de nouveaux moyens financiers qui peuvent être consacrés non plus au remboursement de la dette mais aux dépenses sociales dans la santé, l’éducation et dans le développement d’infrastructures de communication.

Il est temps que le gouvernement belge cesse l’hypocrisie en appliquant l’accord de gouvernement ainsi que les textes votés par ses parlementaires. Le CADTM et le CNCD-11.11.11 ont déjà interpellé à deux reprises le Ministre des finances, en charge de ces questions, mais ce dernier n’a toujours donné aucune réponse ! Nous posons donc à nouveau la question au gouvernement : Compte-il, oui ou non, respecter ses engagements et la souveraineté du peuple tunisien en suspendant le paiement de la dette tunisienne à son égard, le temps que l’audit soit réalisé en Tunisie ?

Cet audit, tel que l’exigent la société civile tunisienne mais aussi les 120 parlementaires d’Europe signataires de l’appel lancé en 2011 par le CADTM et les euro-députées Marie Christine Vergiat et Gabi Zimmer, doit associer la société civile et permettre de comprendre les circonstances entourant la conclusion de ces prêts, leur utilisation, d’identifier les responsabilités et déterminer la part odieuse : celle qui doit être annulée sans conditions.


Renaud Vivien

membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.

Autres articles en français de Renaud Vivien (170)

0 | 10 | 20 | 30 | 40 | 50 | 60 | 70 | 80 | ... | 160