Cameroun
5 mars 2014 par Jean-Marc Bikoko , Françoise Wasservogel
Interview de Jean-Marc Bikoko par Françoise Wasservogel (CADTM France)
Jean-Marc Bikoko, tu as 57 ans, tu es Camerounais, enseignant, géographe et économiste. Tu as un long parcours de combats syndicaux. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
En effet, syndicaliste depuis longtemps, je deviens d’abord Président du Syndicat National Autonome de l’Éducation et de la Formation (SNAEF), puis Président de la Centrale Syndicale du Secteur Public (CSP) en 2000. Depuis 2006, je suis le coordinateur de la Plate-forme d’Information et d’Action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
sur la Dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
au Cameroun (PFIAD) dont l’objet est « d’informer les citoyens sur l’évolution et les caractéristiques de la dette du Cameroun, et les alerter pour des actions si nécessaires afin que plus jamais la situation du sur-endettement ne revienne ». La PFIAD regroupe 6 organisations (syndicats, société civile et représentations religieuses). Nous avons le projet de lancer un audit de la dette publique camerounaise de 1944 à 2013.
En quoi une organisation comme le CADTM international est-elle utile ?
J’ai découvert le CADTM à Yamoussoukro (Côte d’ivoire) en 2004. En mars 2013, j’ai rencontré Éric Toussaint (président du CADTM Belgique) au Forum Social Mondial à Tunis. La Plate-forme (PFIAD) a adhéré au CADTM lors de l’Assemblée mondiale du CADTM au Maroc, en mai 2013.
La Plate-forme organise des conférences de petits et grand formats, dont les thématiques sont liées aux questions économiques et à la dette. Nous invitons des personnes ressources. Par exemple, Jean Merckaert [1] est venu à Yaoundé nous parler des liens entre crise mondiale et impact sur les économies périphériques. Nous avons invité Éric Toussaint à venir en novembre 2014, au moment de la session budgétaire.
L’expérience et les publications du CADTM sur les mobilisations et les luttes sociales dans de nombreux pays nous sont très précieuses. Nos comités de réflexion s’appuient sur vos analyses de la dette et sur vos conseils pour lancer un audit. Le CADTM pourrait outiller la PFIAD sur les techniques d’animation de notre réseau et nous aider dans notre projet d’audit de la dette publique camerounaise. Au Sud, nous avons besoin de votre expertise.
Peux-tu nous dresser un historique de l’endettement du Cameroun ?
Comme tous les pays qui accédaient à l’indépendance, le Cameroun a tout de suite hérité de la dette coloniale.
L’État a ensuite mis en place une planification quinquennale des politiques agricole et industrielle. À partir de 1973, un afflux de capitaux a été imposé au pays pour la réalisation de quelques éléphants blancs
Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.
Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
, dont l’exemple le plus frappant est la construction de la SONORA, la raffinerie de pétrole, qui a alourdi la dette publique sans rien apporter aux populations, au contraire. Techniquement, la SONORA ne peut pas raffiner le pétrole lourd produit au Cameroun. Il faut donc importer le pétrole que la SONORA raffine, ce qui est le comble pour un pays producteur.
Un certain nombre de déséquilibres économiques de ce genre ont incité le Cameroun à chercher de plus en plus de financements à l’extérieur. La dette publique a augmenté. En 1986, le Cameroun était en quasi banqueroute.
En 1987, à l’occasion d’une rencontre avec le Chancelier allemand Edmund Kohl, Paul Biya, Président du Cameroun, déclare que « le Cameroun n’est pas la chasse gardée de la France ». Ceci a déclenché les foudres de la France, son principal bailleur de fonds. La France a immédiatement exercé une forte pression sur la dette camerounaise.
Ceci nous amène aux relations entre le Cameroun et les institutions financières internationales, n’est ce pas ?
En effet, dans le bras de fer dont je viens de parler, le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la BM
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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ont soutenu la France. Ces institutions ont « accordé » des prêts au Cameroun pour « l’aider à éponger ses dettes ». En fait, le Cameroun a été soumis à 4 plans d’ajustement structurel successifs, de 1988 à 1996. Les conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
ont entraîné une dégradation sévère des conditions de vie des populations.
Les salaires de la fonction publique ont été diminués de 70 % et le nombre de fonctionnaires réduit de façon drastique.
Les instituts de formation d’enseignants et de personnels paramédicaux ont été fermés.
Les entreprises d’État (eau, électricité) et celles dans lesquelles l’État était actionnaire majoritaire (cacao, produits vivriers etc.) ont été privatisées.
Le code du travail a été libéralisé. Tous les secteurs ont été touchés.
En 1994, la dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. de 50 % du Franc CFA a mis le coup de grâce à la population camerounaise. Il suffit d’imaginer l’impact de cette dévaluation sur le pouvoir d’achat d’un fonctionnaire dont le salaire avait déjà été diminué de 70 %.
En quoi la question de la dette reste-t-elle d’actualité en Afrique ?
L’impact de la dévaluation du F CFA a été le même dans les 14 pays de la Zone Franc : les États membres de l’Union monétaire ouest africaine (UMOA), ceux de l’Union monétaire d’Afrique centrale (UMAC) et les Comores.
En Afrique en général, l’endettement ne fait vivre que le FMI et la BM. Ils l’entretiennent, l’échelonnent, ce qui l’augmente sans cesse. C’est une spirale qui empêche tout développement humain des populations africaines.
Officiellement, en 1999, quand les IFI (institutions financières internationales) ont mis au point le dispositif des DSRP
Document de stratégie de réduction de la pauvreté
DSRP
(En anglais, Poverty Reduction Strategy Paper - PRSP)
Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l’approfondissement de la politique d’ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l’assentiment des gouvernements et des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP).
À destination des pays retenus dans l’initiative PPTE, les DSRP poursuivent sous un autre nom l’application des Plans d’ajustement structurel.
(Documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté), ils devaient recevoir un large appui de l’opinion publique. Or ces projets ne correspondaient pas aux besoins réels des populations. Aujourd’hui, on constate que ces DSRP sont un échec puisque la pauvreté s’est aggravée en alimentant la dette publique.
Depuis 2010, la nouvelle feuille de route du Cameroun est le Document de Stratégie pour la Croissance et l’Emploi (DSCE) qui a remplacé le DSRP. Donc le nom a changé mais les mêmes politiques d’ajustement structurel sont appliquées !
Quelles sont les luttes syndicales en Afrique, au Cameroun en particulier, face aux politiques néolibérales ?
Les luttes syndicales en général sont compliquées en Afrique. Je vais parler du Cameroun plus particulièrement. Comme partout, les syndicats sont censés défendre l’intérêt des salariés et œuvrer pour la défense des intérêts communs. Or, dans nos pays, les gouvernements se préoccupent plus de leurs propres intérêts que de celui des populations. Les fonctionnaires profitent souvent de ces manœuvres. Nombre d’entre eux sont milliardaires. Il n’y a jamais de preuve envers qui que ce soit sur la corruption, mais il est évident qu’il y a pots de vin, népotisme et surévaluation des offres pour que telle ou telle entreprise, publique ou privée, obtienne un marché. Beaucoup de salariés en profitent au passage.
Les résistants et dénonciateurs du système sont mis au banc de la société. Les syndicalistes qui sont identifiés comme tels sont jugés critiques de la « gouvernance » et subissent des représailles. J’en suis un parfait exemple.
Au mieux, nous sommes mis au placard, l’avancement de nos carrières est bloqué ou nos salaires sont suspendus. Nous pouvons subir des affectations disciplinaires ou être révoqués. Au pire, nous sommes arrêtés, persécutés.
Les mouvements des syndicats et de la société civile sont très souvent réprimés, mais nous continuons à lutter malgré tout.
Dans ce contexte difficile, penses-tu qu’un audit de la dette camerounaise soit possible ?
Oui, nous sommes optimistes car aujourd’hui, les arrestations sont médiatisées, ce qui fait réagir les bailleurs.
De nombreuses personnalités camerounaises ont été approchées pour ce projet d’audit, l’ancien archevêque de Douala, le Cardinal Christian Tumi, des professeurs d’université et des leaders politiques dans l’opposition. Ils sont prêts à nous suivre. Nous avons le projet de créer un Comité scientifique pour travailler à cet audit. Comme je l’ai dit, nous comptons sur la présence d’Éric Toussaint lors de la session budgétaire fin 2014 pour finaliser ce projet. L’expérience et l’expertise du CADTM nous seront d’une aide inestimable et nous vous en remercions d’avance.
Paris, mercredi 19 février 2014
[1] Jean Merckaert est rédacteur en chef de la Revue Projet. Il a animé, pour le CCFD-Terre Solidaire, des collectifs d’associations et de syndicats sur la dette des pays du Sud et la lutte contre les paradis fiscaux, et dirigé de nombreux rapports, dont « L’économie déboussolée » (déc. 2010) et « Biens mal acquis, à qui profite le crime ? » (juin 2009). Il est membre du conseil d’administration de l’association Sherpa et cofondateur de la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires.
CADTM Cameroun, PFIAD, Plate-forme d’information et d’action sur la dette, Réseau International CADTM.
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