L’évolution du discours sur la dette grecque

Analyse non-exhaustive du discours sur la dette dans la presse grecque depuis le mois d’octobre 2015

11 mars 2016 par Eva Betavatzi


CC - Flickr - Joanna

Depuis le mois d’octobre 2015 et avec la décision du gouvernement Tsipras de ne plus soutenir le travail du Comité pour la vérité sur la dette grecque, initié par Zoé Konstantopoulou, la question de la dette, toujours présente dans certains médias, est abordée avec moins d’intensité qu’avant.



Le discours sur la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique a changé

On aurait pu croire qu’après le départ de Zoé Konstantopoulou, ancienne présidente du parlement hellène, et l’annonce du gouvernement grec de suspendre la commission d’audit, la question de la dette [1] allait être mise de côté, voire étouffée. C’est en partie ce qui s’est passé. Cette question est restée néanmoins présente même si elle n’est plus centrale comme elle avait semblé l’être avant la signature du troisième mémorandum. Il arrive donc encore que le débat sur la dette refasse surface dans la presse grecque, et ce souvent au travers, soit, d’une transcription de ce qui se dit dans la presse étrangère, soit, d’un discours, faisant référence à la dette, énoncé par des acteurs politiques ou économiques, tels que F. Hollande ou C. Lagarde et même parfois Tsipras lui-même.

La dette publique, ou plutôt la discussion autour de sa viabilité, apparaît à certaines occasions comme étant un des objectifs du gouvernement grec. Cet objectif n’est pas crié haut et fort, loin de là, c’est un but discret, à peine affirmé. Il est évoqué souvent dans le cadre d’un énoncé exposant le programme du gouvernement, comme une étape finale et essentielle au processus qui vise à libérer la Grèce de l’austérité, processus toujours en cours auquel le peuple grec ne semble pas pouvoir échapper. Placé face à ses « créanciers » [2], le gouvernement dit considérer la question de la dette comme l’une des fins qui justifie les moyens ; en d’autres termes, les nouvelles mesures font partie d’un « effort » destiné, entre autres, à permettre l’éventualité d’une discussion sur une restructuration de la dette [3].

Cependant ce n’est plus l’illégitimité, l’illégalité ou l’aspect odieux de cette dette qu’il s’agit de mettre sur la table des discussions, même l’insoutenabilité évidente, encore parfois évoquée, n’est plus vraiment au centre des préoccupations. La restructuration hypothétique de la dette consisterait à redéfinir les échéances de remboursement et peut-être discuter des intérêts [4]. En tout cas il s’agissait de cela il y a quelques mois. Aujourd’hui quand Tsipras ou un des membres du gouvernement évoque la dette publique, il ne donne aucune indication sur le sujet.

La dette, préoccupation prétendue du gouvernement, se place désormais en dernier sur la liste des priorités de Tsipras. Une idée semble s’être installée selon laquelle il y a des étapes nécessaires et incontestables avant d’en arriver à une éventuelle discussion sur la viabilité de la dette. Ces étapes sont de l’ordre de trois : voter et appliquer les mesures d’austérité telles que conclues dans l’accord du mois d’août dernier, procéder à l’évaluation de l’application du mémorandum, obtenir les tranches d’aides [5] pour enfin trouver un accord sur la dette publique.

Cette séquence est défendue par la majorité des acteurs européens impliqués dans le processus d’austérité grec. Le président français avait par exemple souligné, lors de sa visite en Grèce en octobre 2015, que les mesures d’austérité devaient être appliquées avant que toute discussion sur la dette ne puisse avoir lieu. Juncker, président de la Commission européenne, en avait dit autant en ajoutant qu’il ne participerait pas aux discussions sur la dette car l’Allemagne lui avait demandé de ne pas s’en mêler [6]. Il affirmait en même temps que l’annulation d’une partie de la dette ne serait même pas discutée. Plus récemment, Sigmar Gabriel, vice-chancelier allemand et ministre fédéral de l’économie, annonçait son « soutien » à la Grèce sur la question de la dette. Il rappelait que 145 des 200 milliards d’euros d’aide financière attribuée au gouvernement grec entre 2010 et 2015 avait servi exclusivement au remboursement de la dette, et suggérait de penser à un moyen de la réduire. Cependant il n’a pas manqué de préciser que la réduction de la dette ne pourrait avoir lieu qu’à condition que le pays applique les mesures d’austérité avec « sérieux ».

D’autres voix plaident pourtant pour une réduction de la dette publique. Le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
demande, publiquement et très régulièrement, une restructuration « sérieuse » de la dette publique grecque, c’est-à-dire un allègement du stock de la dette Stock de la dette Montant total des dettes. , mais uniquement de la part des créanciers européens. La pression que le FMI tente d’imposer est d’une part offensive : s’il n’y a pas de discussion sérieuse sur la restructuration de la dette, il mettra fin au programme d’aide. D’autre part, l’institution financière met en balance restructuration de la dette et mesures d’austérité, relatives notamment au système de sécurité sociale.

En effet, en ce début de février, Christine Lagarde soulignait qu’une remise en cause trop légère du système de sécurité sociale aurait pour conséquence le besoin d’une restructuration plus importante de la dette. Elle prônait une réduction des pensions en disant cela. Ce qui ne fait aucun doute, car même si le FMI apparaît soudainement comme le défenseur d’une restructuration, qu’il refusait catégoriquement en 2010, il a été très clair : même si la dette grecque doit être allégée, cela ne remet pas en question la nécessité d’une réforme profonde du système des pensions.

Que la dirigeante du FMI puisse faire de telles déclarations à l’heure où la Grèce vit une crise humanitaire extrêmement grave, où l’Etat se met à appliquer des lois ayant pour effet de réduire une protection sociale déjà faible et insuffisante, où une grande partie de la population se rassemble pour dénoncer les nouvelles mesures prises par le gouvernement suite à la signature du troisième mémorandum, continue de faire apparaître une volonté évidente d’ignorer l’ampleur des effets de la crise sur la population.

Le FMI, nous l’aurons bien compris, ne se préoccupe que du remboursement de la dette grecque ainsi que la mise en œuvre d’un agenda néolibéral et c’est en ce sens qu’il s’exprime. La dette illégitime et illégale de la Grèce a pourtant un effet dévastateur sur la société puisqu’elle détermine en grande partie la plupart des décisions prises et engendre de nouvelles pressions toujours plus fortes de la part des créanciers. Il est donc difficile de comprendre pourquoi et comment la question d’une restructuration profonde voire d’une annulation de la dette est passée en dernier dans l’ordre des priorités de Tsipras.


Le débat s’est tourné vers les dettes privées

Aujourd’hui le débat est tourné vers les dettes toxiques privées avec beaucoup plus d’intensité. La discussion s’oriente autour de deux types de dettes privées. Celles dont les débiteurs sont des citoyens qui se trouvent dans l’impossibilité de rembourser, ou qui ne paient pas, leurs dettes cumulées pour l’achat de biens immobiliers. Et celles d’institutions privées, plus spécifiquement les chaînes de télévisions, qui n’ont pas remboursé leurs dettes (ce qui ne veut pas forcément dire qu’elles étaient en situation d’incapacité de remboursement), et qui ne semblaient pas s’en préoccuper [7].

Les dettes privées concernant les biens immobiliers résidentiels de personnes se trouvant en situation d’incapacité de remboursement avaient été l’objet d’une loi, votée en 2010 et dénommée loi Katseli. Elle avait défini des limites quant à la confiscation de résidences principales. Elle a été l’objet d’une grande discussion à la fin de l’année 2015 entre le gouvernement Tsipras et ses créanciers. Au départ, les créanciers exigeaient que les personnes ayant un revenu annuel supérieur ou égal à 8.500€ pour les personnes célibataires, et 12.000€ pour les familles, et dont la valeur du bien dû s’élevait à au moins 120.000€, soient privées de leur bien. Cette proposition avait été immédiatement refusée par le gouvernement Tsipras qui a par la suite lui-même proposé d’autres chiffres : un revenu annuel supérieur ou égal à 35.000€ dont la valeur du bien ne serait pas inférieure à 300.000€ [8]. Selon un article paru sur le site d’ERT [9], la suggestion des créanciers n’allait épargner que 17% des endettés alors que le gouvernement grec avait pour but d’en protéger 72%. Un arrangement a finalement été trouvé sur base de la définition d’un pourcentage situé entre ces deux propositions. Plus précisément, un accord signé en novembre 2015 prévoit la protection de 25% des ménages concernés par les 400.000 dettes toxiques en question. Les conditions sont que la valeur de la dette ne soit pas supérieure à 170.000€ et que le revenu annuel du débiteur ne soit pas supérieur à 8.180€ pour une personne célibataire et 20.639€ pour une personne mariée ayant deux enfants ou plus. Ces débiteurs recevront une prime de logement qui servira au remboursement de leur dette. Le gouvernement prévoit de dépenser 100 millions d’euros à cet effet. Les ménages qui ne font pas partie des 25% ne seront pas protégés. Ils ont néanmoins été divisés en deux catégories car 35% aura la possibilité de renégocier les conditions de remboursement de leur dette (mais elles seront définies par les banques elles-mêmes !) alors que 40% des ménages restants ne seront pas protégés et ne pourront pas renégocier leurs contrats de prêts.

Néanmoins, les négociations autour de cette question n’ont pas fait apparaître toute une série de problèmes : la réduction du revenu des débiteurs pour des raisons qui relèvent d’une situation très particulière dont ils ne peuvent être tenus responsables, la réduction de la valeur de leurs biens, et malgré cela le caractère statique du montant de leurs dettes. De plus, les banques n’ont-elles pas été bénéficiaires de recapitalisations destinées justement à couvrir les pertes engendrées par les dettes toxiques privées ?

Une autre catégorie de dette privée est sujet à discussion ces derniers temps : la dette des chaînes de télévisions privées d’émission nationale. En novembre dernier, Christos Karagianides, député pour Syriza, avait demandé au gouvernement de réagir par rapport aux emprunts qu’auraient fait les médias et les grands partis politiques dont le montant s’élèverait à 5 milliards d’euros - dont 220 millions aux partis Nouvelle Démocratie (ND) et PASOK. C’est d’ailleurs avec beaucoup de cynisme que Adonis Georgiades du parti ND demandait, en novembre dernier, l’annulation de la dette de son parti sous prétexte qu’elle n’était pas soutenable !

Cette réaction du gouvernement attendue depuis longtemps a maintenant fait surface et il a décidé de limiter l’émission des chaînes privées de moitié.

Une pression générale sur les dettes privées est en train de s’installer. Il n’est pas étonnant que le gouvernement s’attaque aux médias privés et spécifiquement à la télévision, puisqu’ils ont été le moteur d’une propagande anti-Syriza depuis plusieurs années. Mais ce geste démontre-t-il réellement d’une volonté de justice sociale ? S’agit-il réellement de faire payer les « grands spécialistes de l’évasion fiscale » qui ne remboursent pas leur dette ?

En parallèle de ces décisions encore timides, le gouvernement vote des lois très dures contre la population grecque qui est à nouveau dans la rue et proteste. Non seulement, nous ne semblons pas encore près d’une transformation de la situation vers une fiscalité plus juste, vers une solidarité sociale plus grande, mais en plus, il ne faudrait pas que le gouvernement Syriza-Anel mette à genoux la population grecque de la même manière que les créanciers mettent à genoux le gouvernement grec au nom d’une dette dont la Commission pour la vérité sur la dette a démontré par de nombreux arguments qu’elle est illégitime, illégale, odieuse et insoutenable.


Notes

[1La dette a été au centre du discours de Syriza au moins depuis le début de son premier mandat.

[2La dénomination « créanciers » a remplacé les dénominations « Troïka » et « Institutions » utilisées par les gouvernements Papadimos et Samaras.

[3Dans le discours du Premier ministre grec, l’austérité fait partie du même effort destiné à sortir le pays de la crise alors qu’elle était une des causes de la crise, toujours selon lui, avant qu’il ne signe le troisième mémorandum.

[4Pour en savoir plus sur les restructurations de dette, voir l’entretien avec Eric Toussaint sur le sujet : http://cadtm.org/Restructuration-audit-suspension

[5On les appelle des « doses » en grec, ce qui marque très bien l’état de dépendance qui s’est établi entre le gouvernement Tsipras et ses créanciers.

[6Articles faisant référence à la déclaration de Juncker paru sur les sites de ERT et The Press Project le 05 novembre 2015.

[7En effet le gouvernement Samaras n’a pas réagi à cette situation, il a préféré fermer la chaîne publique ERT.

[8Ces chiffres sont parus dans un articles de TVXS en Octobre 2015.

[9ERT est le média radio et télévision essentiellement public grec fermé par le gouvernement Samaras et rouvert à la première élection de Syriza en tête du gouvernement.

Eva Betavatzi

CADTM Belgique.

Autres articles en français de Eva Betavatzi (30)

0 | 10 | 20

Traduction(s)