L’argent du leurre
L’Afrique sans dette : Chapitre 2
11 août 2007 par Damien Millet
La colonisation a dès le départ constitué un système de domination profitant aux grandes puissances européennes. Les modalités de cette domination furent multiples, verrouillant ainsi d’autant mieux les États colonisés. Domination politique bien sûr, qui assurait aux colons prestige et contrôle de tous les leviers administratifs du pays ; domination religieuse avec l’évangélisation forcée de populations entières ; domination culturelle et linguistique, avec l’utilisation forcée de la langue du colonisateur et l’écrasement de toute différence culturelle propre au colonisé, trop souvent justifié par des alibis ouvertement racistes ; enfin, et surtout, domination économique et commerciale qui permettait l’approvisionnement facile du pays colonisateur en matières premières tropicales et en main d’œuvre corvéable à merci. Ces motivations économiques sont très explicites dans le discours des dirigeants politiques européens, comme l’atteste cette déclaration de Jules Ferry, ancien président du Conseil [1] français, en 1885 : « Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. […] La politique coloniale est fille de la politique industrielle. L’Europe peut être considérée comme une maison de commerce qui voit décroître son chiffre d’affaires, car la consommation européenne est saturée. Il faut donc faire surgir de nouvelles couches de consommateurs, la question sociale est une question de débouchés. » La mission civilisatrice de la France est vantée même par des personnalités jugées progressistes à l’époque, comme Victor Hugo en 1879 : « Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez [2]. » Parties prenantes de la colonisation, ces motivations économiques et financières vont jouer un rôle central après la décolonisation : le mode de domination va évoluer, mais la domination va bel et bien demeurer.
Qu’elle ait choisi d’accorder l’indépendance ou qu’elle y ait été contrainte par des mouvements d’émancipation plus ou moins violents, chaque métropole cherche à conserver son influence sur ses anciennes colonies, même si la partie visible de la colonisation (administration, armée, etc.) doit se faire plus discrète et si la métropole n’est plus directement aux commandes.
L’Afrique sans dette Chapitre 1 L’Afrique libérée ? Chapitre 2 L’Afrique ligotée Chapitre 3 L’Afrique bridée Chapitre 4 L’Afrique brisée Chapitre 5 L’Afrique mutilée Chapitre 6 L’Afrique trahie Chapitre 7 L’Afrique incomprise Chapitre 8 L’Afrique muselée Chapitre 9 La dette de l’Afrique aujourd’hui |
Pourtant il serait illusoire de croire que la colonisation peut être oubliée en un clin d’œil, que les sociétés africaines sont sorties miraculeusement indemnes d’une telle épreuve et qu’une décolonisation bâclée a pu les placer naturellement sur la voie du développement. La colonisation, tout comme l’esclavage avant elle, a brisé ces sociétés et a eu des répercussions très importantes sur les décennies suivantes, jusqu’à aujourd’hui. Considérer que la page du passé doit être tournée sans autre forme de procès conduirait à dédouaner un peu trop facilement les grandes puissances de leurs responsabilités dans le présent de l’Afrique. Il s’agirait d’une erreur intellectuelle majeure.
Rarissimes sont les situations en Afrique [3] où, au moment où l’indépendance est arrachée, le pays nouvellement indépendant dispose d’une élite formée et prête à prendre les rênes du pouvoir. L’Afrique n’a pas été préparée pour devenir actrice de son destin dans le cadre de ce « modèle » de développement imposé par les grandes puissances qui la dominaient. Et quand bien même elle l’eût été, les anciennes puissances coloniales et les sociétés privées qu’elles traînent dans leur sillage ne sont pas décidées à lui laisser les coudées franches.
Dès avant la nomination des gouvernements des pays africains parvenus à l’indépendance, les anciennes métropoles tentent de placer au pouvoir les dirigeants susceptibles de servir leurs intérêts. Même si les relations n’ont pas été toujours idylliques, ces dirigeants sont soutenus par l’ancienne puissance dominante. Ainsi, Félix Houphouët-Boigny, ancien ministre du gouvernement français, devient le premier président de la Côte d’Ivoire. Malgré des différences notoires entre tous ces dirigeants, un scénario comparable se déroule au Sénégal avec Léopold Sedar Senghor, au Gabon avec Léon M’Ba puis Omar Bongo [4], en République centrafricaine avec David Dacko, au Cameroun avec Ahmadou Ahidjo, au Congo-Brazzaville avec l’abbé Fulbert Youlou, en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) avec Maurice Yaméogo, au Niger avec Hamani Diori, etc.
Le cas du Gabon est emblématique du rôle que veut continuer à jouer la France et de la complicité des autorités locales soutenues par l’ancienne métropole. Suite à une tentative de coup d’État en 1964 qui a vu l’armée française intervenir pour rétablir le président Léon M’Ba, Maurice Robert, proche de Jacques Foccart [5] et ancien responsable du SDECE [6], affirme : « Plusieurs chefs d’État africains, tirant les leçons du coup d’État gabonais et d’un certain nombre d’autres crises ailleurs en Afrique noire, auraient par la suite signé des demandes d’intervention militaire non datées, de façon à contourner l’obstacle d’un empêchement présidentiel. La France avait ainsi la possibilité d’envoyer des troupes en cas de conflit, malgré l’incapacité de l’autorité suprême du pays à solliciter son aide [7]. » Bien sûr, la souveraineté est une expression vaine dans ces conditions. M’Ba aurait même proposé dès les années 1960 de transformer son pays en département français. Il intervient aussi dans le choix de l’ambassadeur de France, obtenant même parfois son remplacement s’il ne s’implique pas suffisamment dans la politique intérieure gabonaise ou s’il refuse d’émettre un avis au seul motif qu’il souhaite respecter la souveraineté du pays. Le rôle d’ambassadeur de France est donc significatif d’une mainmise totale, comme le confirme avec une bonne dose de cynisme et de mauvaise foi Maurice Robert, lui-même ambassadeur de France au Gabon entre 1979 et 1981 : « Un cadre aussi élargi de compétences, qui intégrait les problèmes intérieurs du pays, peut sembler curieux aux néophytes ou à ceux qui voient du néo-colonialisme dans l’aide apportée aux pays africains et qui préféreraient peut-être qu’une fois leurs ressources naturelles « pompées » par les pays industriels ils disparaissent dans le gouffre du sous-développement économique, des maladies, des conflits ethniques et de la barbarie engendrée par tous ces maux accumulés. A cette époque, un ambassadeur de France en ex-Afrique noire française exerçait, en plus de ses fonctions traditionnelles de représentant de l’État français, un rôle de conseiller officieux des autorités. Ce que les médias et certains hommes politiques de gauche n’ont pas compris ou voulu comprendre. Prompts à caricaturer, à parler de copinage, à critiquer pour critiquer, ils oubliaient, ou feignaient d’ignorer, la responsabilité morale de la France à l’égard de ces pays, responsabilité qui justifiait cette action
Action
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Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de conseil. Ils perdaient aussi de vue que tout recul de l’influence française faisait le jeu des Américains dont le seul credo était celui du marché, de la maximisation des profits à court terme, indépendamment du développement harmonieux, dont ils n’avaient que faire, des États africains. » Comme si la France était différente…
Mais il est arrivé que la vague populaire soulevée par l’indépendance porte au pouvoir des dirigeants ayant de réelles velléités d’autonomie, comme en Egypte avec Gamal Abdel Nasser, au Mali avec Modibo Keita, au Togo avec Sylvanus Olympio, en Guinée avec Sékou Touré, au Ghana avec Kwame Nkrumah, en Tanzanie avec Julius K. Nyerere, en Zambie avec Kenneth Kaunda ou au Congo ex-belge avec Patrice Lumumba. Leurs fortunes seront diverses.
La plupart de ces tentatives furent de courte durée, souvent abrégées par une instabilité politique héritée de cette décolonisation manquée, parfois aidée par une intervention directe de l’ancienne métropole, dans le but d’imposer son homme de confiance, plus ou moins discrètement.
Au Ghana, Nkrumah est renversé en 1966 par un coup d’État. L’expérience de Modibo Keita au Mali est elle aussi interrompue, en 1968, par le coup d’État de Moussa Traoré et l’instauration d’une dictature.
Au Congo ex-belge, Lumumba doit faire face à l’opposition frontale des puissances occidentales, Belgique, États-Unis et France en tête. La situation devient vite intenable. Moins de deux semaines après l’indépendance, le 11 juillet 1960, Moïse Tshombé [8] proclame la sécession de la riche province du Katanga, peu avant que son ami Kalonji Mulopwe annonce celle du Sud-Kasaï. Dès septembre 1960, les États-Unis et la Belgique cherchent à « mettre Lumumba hors d’état de nuire [9] ». Lumumba est empêché, par la force, de gouverner. Il est placé en résidence surveillée, s’enfuit fin novembre 1960, puis est capturé début décembre. En janvier 1961, il est transféré au Katanga, sur ordre de la Belgique semble-t-il [10], puis assassiné le 17 par les hommes de Tshombé. Cet assassinat est donc prémédité et organisé par les pays occidentaux. Jean-Paul Sartre écrit : « Par les circonstances mêmes de sa mort, Patrice Lumumba a cessé d’être une personne pour devenir l’Afrique entière [11]. » La voie est libre pour la prise de pouvoir de Joseph-Désiré Mobutu, l’homme des Occidentaux.
Au Togo, Sylvanus Olympio est assassiné le 13 janvier 1963 par le sergent Eyadema Gnassingbé instrumentalisé par la France (qui, selon Maurice Robert, n’a « rien fait pour calmer le mécontentement des militaires nordistes, car l’impopularité du régime grandissait et nous espérions son renversement au profit d’un régime plus accommodant [12] »). Il sera remplacé d’abord par Nicolas Grunitzky, soutenu par la France, puis par Eyadema lui-même, après un coup d’État le 13 janvier 1967 [13]. Depuis, le 13 janvier est jour férié au Togo…
En Guinée, la France ne se résout pas au « non » de Sékou Touré, et en 1959, elle monte l’opération Persil, « qui a consisté à introduire dans le pays une grande quantité de faux billets de banque guinéens dans le but de déséquilibrer l’économie ». Ces faux billets sortaient des imprimeries du SDECE ; « cette opération a été une véritable réussite et l’économie guinéenne, déjà bien malade, a eu du mal à s’en remettre [14] ».
Sékou Touré, Nasser et Nyerere gouverneront plus de dix ans. Quelques autres les rejoignent, au cours des années 1960, dans la recherche d’une démarche autocentrée, tels Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville, Mouammar Kadhafi en Libye, et plus tard Thomas Sankara au Burkina Faso (l’ancienne Haute-Volta). Autant d’hommes politiques qui disposent, aujourd’hui encore, en Afrique, d’une aura proportionnelle au matraquage médiatique dont ils ont fait l’objet en Occident.
Car les médias ont été largement instrumentalisés. Lors de la tentative de sécession du Biafra, en 1967, au Nigeria, la France soutient activement les sécessionnistes dirigés par Emeka Ojukwu. Suite au blocus alimentaire organisé par le gouvernement nigérian, la population souffre des combats et de la famine. Afin d’emporter l’adhésion de l’opinion publique française, ce sont les services secrets français qui ont imposé aux médias l’utilisation du terme « génocide », mot choc destiné à sensibiliser l’opinion. De même, un certain nombre de responsables politiques occidentaux n’acceptent pas la mise au ban des nations de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie, à cause du régime raciste de l’apartheid, qu’ils considéraient davantage comme des alliés dans la lutte contre l’Union soviétique. Maurice Robert confirme qu’en 1979, « la Rhodésie approvisionnait [le Gabon] en excellente viande, l’Afrique du Sud et l’Europe en fruits et légumes. (…) Malgré l’embargo. A partir d’un dispositif de contournement efficace mis en place (…) dès la fin des années 1960 et qui passait par le Gabon, à la fois destinataire et carrefour des produits sous embargo. » Dans ce but, Robert lui-même utilisait la presse pour « publier des papiers vantant les produits sud-africains ou mentionnant des relations commerciales entre lui et d’autres pays du continent. Ce n’était pas vrai, en tout cas pas toujours, mais ça banalisait la situation et nous paraissait de nature à inciter les États à normaliser leurs rapports avec ce pays. » Les grands principes sont piétinés.
Globalement, une fois passée l’euphorie initiale de l’affranchissement, bien peu de régimes réellement indépendants et politiquement souverains subsistent à la fin des années 1960.
Les dirigeants à la solde d’une grande puissance occidentale vont parfois avoir le culot de masquer leur soumission derrière un discours nationaliste ou africaniste, auquel les populations sont particulièrement sensibles.
Ainsi, en octobre 1971, Mobutu lance la zaïrianisation, grande initiative conduisant au changement de nom du pays (l’ex-Congo belge devient le Zaïre) et à une réappropriation des biens par des acteurs locaux (notamment les proches de Mobutu lui-même). Il fait l’actualité aussi cette année-là par un discours aux forts accents tiers-mondistes prononcé à la tribune de l’ONU le 4 octobre 1973, fort surprenant a posteriori une fois sa démarche décryptée : « Le monde se divise en deux camps : les dominés et les dominateurs ; les exploités et les exploiteurs. Les pays pauvres ne le sont pas par incapacité congénitale ; ils le sont par suite de l’histoire qui a fait que certains pays ont dominé, exploité et pillé d’autres pour s’enrichir. Et c’est de la logique mathématique, quand le riche exploite le pauvre, le riche devient de plus en plus riche, et le pauvre de plus en plus pauvre. » Pendant ce temps, Mobutu s’enrichit sur le dos de son peuple.
De même, au Togo, Eyadema lance en 1974 une politique dite d’authenticité proche de la démarche de Mobutu, qui conduit par exemple à la suppression des prénoms d’origine judéo-chrétienne, remplacés par des prénoms plus « authentiques » (le nom initial d’Eyadema est Etienne Gnassingbé, qu’il changera à cette occasion en Eyadema Gnassingbé).
Mais de telles initiatives sont assez anecdotiques, bien des régimes n’hésitent pas à montrer leur vraie nature. Jusqu’à la fin des années 1980, le respect des Droits de l’Homme ou l’instauration d’un régime démocratique ne sont pas des conditions mises en avant par les dirigeants des pays riches : leur soutien à tel dirigeant est avant tout motivé par la défense de leurs propres intérêts. Ainsi des régimes autoritaires et corrompus comme ceux de Bokassa en République centrafricaine, Mobutu au Zaïre, Traoré au Mali, Bongo au Gabon, Eyadema au Togo, Juvénal Habyarimana au Rwanda, Hassan II au Maroc vont bénéficier, parfois longtemps, de la clémence, voire du soutien, des anciennes métropoles.
Les puissants d’hier vont tout mettre en œuvre pour rester les puissants de demain. Or celui qui contrôle les finances d’une nation n’a pas besoin du contrôle total sur la gestion politique intérieure pour être le vrai patron. Ceux qui détenaient le pouvoir au temps des « jolies colonies » choisissent donc de devenir, au cours des années 1960 et 1970, des créanciers et de continuer à tirer les ficelles en coulisses, de façon plus discrète mais tout aussi implacable. Trois types d’acteurs financiers vont entrer en jeu.
Premier acteur : les banques occidentales
Dès les années 1960, les banques privées européennes regorgent de capitaux. Ces capitaux sont essentiellement constitués par les eurodollars
Eurodollars
Le marché des eurodollars trouve son origine anecdotique dans le souci des autorités soviétiques, dans le contexte de guerre froide des années cinquante, de faire fructifier leurs réserves en dollars sans avoir à les placer sur le marché financier américain. C’est toutefois l’ampleur des sorties de capitaux américains qui constitue la cause structurelle de l’essor spectaculaire de ce marché dans la seconde partie des années soixante. Le déficit croissant de la balance des capitaux américaine pendant cette période résulte de la conjugaison de trois éléments : les investissements massifs des firmes américaines à l’étranger, en Europe notamment ; le plafonnement des taux d’intérêt par la réglementation Q, qui encourage les emprunts étrangers sur le marché américain et décourage les dépôts aux États-Unis ; le financement de la guerre du Vietnam. Pour freiner ces sorties de capitaux, les autorités américaines ont introduit en 1963 une taxe sur les emprunts des non-résidents. Celle-ci a eu pour effet de déplacer la demande de financements en dollars du marché américain vers les euromarchés, où les filiales des banques américaines pouvaient opérer en toute liberté. L’offre de dollars sur ces marchés émane, d’une part, des institutions et des firmes américaines découragées par le niveau très faible des taux d’intérêt aux États-Unis, d’autre part, des banques centrales du reste du monde qui y placent leurs réserves de change en dollars.
Échappant à tout contrôle étatique, non contraintes de constituer des réserves obligatoires, les eurobanques - autrement dit les banques travaillant en dollars sur le sol européen et, par extension, les xénobanques, banques travaillant en toutes monnaies en dehors de leurs territoires d’émission - peuvent offrir des rémunérations élevées à leurs déposants et des taux compétitifs à leurs clients sans pour autant réduire leurs marges bénéficiaires (Adda, 1996, t. 1, p. 94 et suiv.).
, ces dollars prêtés dans les années 1950 par les États-Unis aux nations européennes, notamment via le plan Marshall
Plan Marshall
Ce plan a été conçu par l’administration du président démocrate Harry Truman, sous le nom de European Recovery Program. Il sera ensuite connu sous le nom du secrétaire d’État de l’époque, Georges Marshall (qui a été chef d’état-major général entre 1939 et 1945), chargé d’en assurer la mise sur pied. Entre avril 1948 et décembre 1951, les États-Unis accordent, principalement sous forme de dons, à quinze pays européens et à la Turquie une aide de 12,5 milliards de dollars (ce qui représente une somme plus de dix fois supérieure en 2020). Le Plan Marshall visait à favoriser la reconstruction de l’Europe dévastée au cours de la Seconde Guerre mondiale.
destiné à financer leur reconstruction. Ayant investi ces dollars en Europe, les États-Unis cherchent à empêcher un retour sur leur territoire de ces billets qui pourraient assécher leurs coffres-forts (si leurs détenteurs demandaient, comme le prévoyaient les accords en vigueur à l’époque, à les échanger contre de l’or) et provoquer une forte inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
chez eux. Ils incitent donc les banques européennes qui les détiennent à les garder hors des États-Unis : elles vont alors chercher à les prêter pour qu’ils génèrent des profits. Les dirigeants des pays africains (comme ceux du tiers-monde en général) sont alors demandeurs de ces capitaux, officiellement pour financer le développement de leur pays, mais acceptant d’autant plus facilement qu’ils sont intéressés à des fins personnelles par un tel déferlement de capitaux…
Le phénomène est renforcé après le choc pétrolier de 1973 (quadruplement soudain des prix du pétrole) par l’arrivée des pétrodollars Pétrodollars Les pétrodollars sont les dollars issus du pétrole. , résultant de l’afflux dans les banques occidentales de dollars provenant des profits réalisés par les pays producteurs de pétrole et placés judicieusement (notamment par les émirs des pays du Golfe).
La part privée de la dette des pays du tiers-monde, constituée par ces prêts, connaît une augmentation très importante en vingt ans. Proche de 0 au début des années 1960, elle atteint 2,5 milliards de dollars en 1970 puis 38 milliards de dollars en 1980 (concernant essentiellement les pays attractifs ayant des richesses naturelles, notamment 13,5 milliards de dollars pour la seule Algérie, dont les ressources en pétrole et en gaz intéressent les détenteurs de capitaux du monde entier).
Deuxième acteur : les pays riches
Afin de conserver toute leur influence dans leurs anciennes colonies, les pays les plus industrialisés prêtent massivement aux pays nouvellement indépendants. Cette aide est intéressée : la crise qui frappe les pays riches à partir des années 1973-1975, après trente années de forte croissance appelées les Trente glorieuses, les contraint à chercher des débouchés pour leurs marchandises qui ne trouvent plus preneur sur un marché national anémié par un chômage croissant et une baisse du pouvoir d’achat. Ils ont alors l’idée de relancer leur croissance en distribuant du pouvoir d’achat aux pays du Sud et en leur accordant des prêts exclusivement destinés à acheter des marchandises fabriquées dans le pays créancier, même si elles ne sont pas les moins chères ou les mieux adaptées au pays acheteur : c’est de l’aide liée. Les deux pays se mettent d’accord sur les achats de marchandises qu’un contrat de prêt vient rendre possibles en octroyant précisément le montant nécessaire à ces achats. Cela revient en bout de course à subventionner indirectement les grandes entreprises du Nord et à faire payer les intérêts par les peuples africains ! Peu élevée au début des années 60, la part bilatérale de la dette atteint 6 milliards de dollars en 1970 puis 36 milliards de dollars en 1980 (dont 10 milliards de dollars pour la seule Egypte, pays particulièrement stratégique au Moyen-Orient).
Troisième acteur : les institutions multilatérales
Les deux institutions financières multilatérales les plus importantes sont la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI), mais elles évoluent aux côtés de multiples autres à l’influence plus réduite, comme la Banque africaine de développement (BAfD) ou des fonds de développement européens, arabes ou islamiques.
Créées toutes les deux à Bretton Woods (New Hampshire, États-Unis) en juillet 1944, elles sont les héritières du rapport de forces issu de la seconde guerre mondiale, à un moment où les États-Unis étaient en mesure d’imposer leurs volontés. Installées à Washington, à proximité du Trésor états-unien, elles intègrent fondamentalement l’intérêt géopolitique du bloc occidental dans leurs actions depuis plus de soixante ans : c’est le fameux développement, notion complexe et ambiguë. Comme le dit Teddy Goldsmith, les institutions de Bretton Woods ont pour rôle « de créer un marché en croissance permanente pour les biens et services fournis par les firmes occidentales, essentiellement américaines, et en même temps fournir à ces dernières une source toujours en expansion de main d’œuvre à bon marché ainsi que des matières premières à bas prix. Ce processus d’impérialisme économique – spécifiquement conçu pour se substituer à l’impérialisme politique […] - a été qualifié pour la première fois par le Président des États-Unis Truman de « développement » [15]. » En effet, dans son Discours sur l’État de l’Union en 1948, Harry Truman déclare : « il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. […] Nous devrions encourager l’investissement des capitaux dans les régions où le développement fait défaut. » Aimé Césaire décode le message en 1955 : « Entendez que la grande finance américaine juge l’heure venue de rafler toutes les colonies du monde [16]. » Les deux fers de lance de cette grande finance sont le FMI et la Banque mondiale.
La tâche du FMI était initialement de garantir la stabilité du système financier mondial basé sur la libre convertibilité Convertibilité Désigne la possibilité légale de passer d’une monnaie à une autre ou d’une monnaie à l’étalon dans laquelle elle est officiellement définie. Dans le système actuel de taux de change libéralisés (c’est l’offre et la demande de devises qui détermine leurs cours respectifs - taux de change flottants), les monnaies flottent autour du dollar (étalon-dollar). des monnaies entre elles et par rapport à l’or, le fameux étalon-or. En août 1971, se rendant compte que les États-Unis ont commis l’imprudence de déverser dans le monde entier des quantités colossales de dollars qui commencent à mettre en péril leur stabilité économique, le président états-unien Richard Nixon décide unilatéralement la fin de la convertibilité du dollar en or. Le système instauré par les accords de Bretton Woods vacille, par la faute même du pays qui l’a promu avec la plus extrême vigueur. Alors que les taux de change entre monnaies étaient auparavant fixes, la réponse du système à cette décision de Nixon est alors la fluctuation des monnaies que nous connaissons encore aujourd’hui.
Au cours des années 1970, le FMI connaît donc un bouleversement majeur dans son action. Il conserve toutefois la mission de prêter (sur des périodes assez courtes) aux pays ayant des difficultés pour boucler leur budget, tout en s’assurant qu’ils appliquent une politique économique leur permettant de revenir rapidement à l’équilibre budgétaire. Cet objectif budgétaire est l’unique priorité et ne tient absolument pas compte des conséquences sociales et humaines des mesures imposées.
L’objectif de la Banque mondiale, quant à lui, est officiellement de financer le développement des pays du Sud. Mais à partir de 1968 et l’arrivée à sa tête de l’ancien Secrétaire d’État à la Défense des États-Unis (alors empêtrés militairement au Vietnam), Robert McNamara [17], elle accroît massivement ses prêts dans l’intention d’acquérir un droit de regard sur les politiques pratiquées par ses clients… Elle soutient les alliés stratégiques des États-Unis (comme Mobutu au Zaïre qui est un partenaire-clé entre l’Angola et le Congo soutenus par le bloc communiste, Anouar el-Sadate en Egypte, Hassan II au Maroc, le régime de l’apartheid en Afrique du sud ou les régimes militaires nigérians), et prête à ceux qui tentent de quitter le giron occidental dans l’espoir de les maintenir sous influence.
Nulle au début des années 1960, cette part multilatérale de la dette atteint 1,2 milliard de dollars en 1970 puis 15,5 milliards de dollars en 1980 (dont 7 détenus par la Banque mondiale et 4 par le FMI).
Très vite, les détenteurs de capitaux des pays riches sont rassurés : grâce à la dette, la finance mondiale est certaine de rester aux commandes d’un vaste empire. Et sous l’effet de ces trois acteurs, la dette africaine explose, atteignant 10 milliards de dollars en 1970 puis 89 milliards de dollars en 1980.
Le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. , à savoir la somme du capital et des intérêts remboursés, s’accroît très vite lui aussi : faible en 1960, il dépasse 1 milliard de dollars en 1970 et atteint 11 milliards de dollars en 1980.
Le schéma officiel prévoit que l’argent prêté massivement va permettre un accroissement important de la production, et donc des exportations, des pays du Sud qui pourront par conséquent récupérer les devises nécessaires au remboursement de la dette et participer à la croissance mondiale. Ce schéma va se révéler totalement erroné : les grands argentiers ont triché, comme nous allons le voir plus loin.
Que sont devenus ces 89 milliards de dollars que les pouvoirs publics de pays africains ont empruntés entre 1960 et 1980 ? Les populations ont-elles profité de ces sommes ? Ont-elles servi à promouvoir le développement humain ?
Le problème majeur est que cet endettement est né de la volonté des détenteurs de capitaux du Nord et du Sud, qui y avaient tout intérêt (c’est le cas de le dire !). Pour les créanciers du Nord, la dette était et est encore aujourd’hui un puissant levier de commande sur les politiques économiques des pays du Sud. Pour les classes dirigeantes du Sud, les prêts étaient l’occasion de prélèvements personnels juteux. Les besoins et les attentes des populations n’étaient pas parmi leurs priorités.
La première évidence est que la corruption à grande échelle (pas celle de petits fonctionnaires africains payés parfois avec des années de retard, mais bien celle des élites en col blanc) a entraîné des détournements massifs au profit des classes dominantes du Nord et du Sud. Dans ce domaine, il est toujours délicat de citer des chiffres fiables. Néanmoins quelques estimations intéressantes deviennent publiques… Dans une étude publiée en 2004, un universitaire états-unien, Jeffrey Winters, professeur associé d’économie politique à la Northwestern University, évalue à 200 milliards de dollars les montants détournés dans le monde suite à des prêts de la part de la Banque mondiale et des banques régionales de développement depuis leur création [18]. C’est considérable, et la Banque mondiale porte une énorme responsabilité dans cet état de fait.
Le FMI n’a pas davantage cherché à lutter contre ce type de détournements massifs, bien au contraire, alors qu’il était parfaitement au courant. Le cas de Mobutu est caricatural, avec une fortune estimée à 8 milliards de dollars au moment où il est chassé du pouvoir alors que la dette extérieure du Zaïre est à cette date-là de 12 milliards de dollars... Un des outils essentiels pour prouver que les créanciers connaissaient l’existence d’un système organisé de détournements est le rapport Blumenthal [19]. La Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
du Zaïre faisait l’objet de nombreuses ponctions par les dirigeants au pouvoir, en lien avec leurs soutiens occidentaux, car elle représentait une source importante de devises étrangères. Du fait que la Banque ne remboursait plus ses dettes extérieures, le FMI décida, en 1978, d’y placer un de ses représentants, Erwin Blumenthal, ancien membre du Directoire de la Bundesbank (la banque centrale de la République fédérale d’Allemagne). En juillet 1979, il décida précipitamment de quitter son poste suite aux menaces de mort dont il avait fait l’objet par des généraux de Mobutu et en particulier par M. Eluki, chef de la garde personnelle du dictateur [20]. Il écrivit un rapport détaillant précisément les pratiques mafieuses de la « bourgeoisie politico-commerciale zaïroise ». Ce rapport dénonçait la corruption ambiante du régime, la nature des corrupteurs et même certains noms de firmes étrangères qui, de près ou de loin, participaient au pillage congolais. Toutefois, le message le plus fort de ce rapport fut l’avertissement d’Erwin Blumenthal à la communauté financière internationale : « La corruption, érigée comme système caractéristique du Zaïre avec ses manifestations les plus malsaines, sa mauvaise gestion et ses fraudes, détruira toutes les tentatives de ressaisissement et de restauration de l’économie zaïroise par les institutions internationales, les gouvernements « amis » et les banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
. Certainement, il y aura de nouvelles promesses de Mobutu et des membres de son gouvernement, qui rééchelonneront encore et encore une dette extérieure toujours croissante, mais aucune perspective (insister sur : aucune) n’est offerte aux créanciers du Zaïre de recouvrer l’argent qu’ils y ont investi dans un futur prévisible [21]. »
Par conséquent, dès 1979, les principaux bailleurs de fonds du régime (suisses, français, états-uniens ou belges), très liés au FMI, avaient connaissance des pratiques frauduleuses et du risque qu’ils encouraient en continuant à prêter au régime. Leur responsabilité est donc établie dans la situation actuelle. Le système mobutiste fut ainsi légitimé par la collusion entre la classe politique nationale et les personnalités politiques des pays occidentaux, qui s’étaient clairement engagés dans le soutien d’un régime responsable d’actes criminels. Dans le même temps, alors que le monde vivait la « guerre froide » entre le bloc occidental et le bloc soviétique, Mobutu servait les intérêts géopolitiques de ses puissants alliés. La dette et la corruption pouvaient alors se développer en toute quiétude.
Le président de la Cour des Comptes de la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) a donc pu déclarer en 2004 : « On estime que 30% de la dette de la RDC est entrée dans la corruption. […] Qui a empoché ? Les bailleurs de fonds et les bénéficiaires des crédits. Les bailleurs de fonds grâce aux surfacturations des projets et aux travaux qui n’étaient pas suivis de près par les pays. Quand [le barrage d’]Inga a été construit, le Congo disposait de deux ingénieurs sans expérience : le projet a été conçu par des bailleurs de fonds, financés par eux et dirigés par eux. La dette a profité beaucoup plus au pays qui a financé qu’à celui qui a bénéficié du crédit [22]. »
L’exemple du Zaïre, s’il est imposant, est loin d’être unique et la liste ne saurait être exhaustive : la corruption est massive, les détournements de fonds sont inhérents à ce système économique dont la dette est devenue une pierre angulaire.
L’argent qui parvient tout de même dans le pays emprunteur est utilisé de manière bien ciblée.
Les crédits vont en priorité aux méga-projets énergétiques ou d’infrastructures (grands barrages, centrales thermiques, oléoducs, gazoducs, aéroports, ports, voies ferrées, grands monuments…), très souvent inadaptés et mégalomaniaques, surnommés les « éléphants blancs
Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.
Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
». Sous couvert d’améliorer les conditions de vie des populations sur place, il s’agit souvent en fait de parvenir à extraire les richesses naturelles et de les transporter facilement vers le marché mondial. Pour revenir sur l’exemple précédent, le barrage d’Inga au Zaïre permet à partir de 1972 de tirer une ligne à haute tension sans précédent de 1 900 kilomètres vers le Katanga, province riche en minerais pour leur extraction. Mais cette ligne ne s’est pas accompagnée de l’installation de transformateurs qui auraient permis de fournir de l’électricité aux villages qu’elle survole… Les exemples sont nombreux pour la seule RDC, car au début des années 1970, lorsque les cours du cuivre et d’autres matières premières s’envolent sur les marchés internationaux, le régime de Mobutu s’endette massivement. L’économie du Zaïre devient alors l’enjeu de projets d’investissements importants et tous les grands pays industrialisés se lancent dans des réalisations d’envergure et de prestige : les États-Unis (la ligne à haute tension depuis Inga, meunerie de Matadi, etc.), l’Allemagne (complexe industriel dans le Nord nommé COMINGEN, cimenterie dans le Bas-Zaïre appelée CINAT), la France (usines clé en main comme la laiterie ultramoderne installée à Nsele ou l’usine textile SOTEXKI, la Voix du Zaïre, le réseau de communication hertzien, le Centre de commerce international du Zaïre), l’Italie (construction du barrage d’Inga, raffinerie de pétrole SOZIR, complexe sidérurgique de Maluku), la Belgique (expansion des entreprises déjà existantes, participation à la construction de l’aéroport de Kisangani et des installations d’Inga II).
Quelle utilité pour le peuple congolais ? Le coût final du barrage d’Inga est estimé à 850 millions de dollars [23], intérêts et charges financières non compris. L’intérêt des entreprises privées étrangères, des banques ainsi que des gouvernements occidentaux est évident. Mais le barrage d’Inga représentait en 1980 environ 20 % de la dette du Zaïre. Le poids supporté par les populations est gigantesque pour un si faible apport quotidien : le barrage d’Inga accuse un coefficient d’utilisation très faible. En 2004, plus de trente ans après le raccordement de Kinshasa à l’électricité provenant d’Inga, seules 6 turbines sur 14 sont en état de fonctionner, et les fréquentes coupures de courant qui en résultent détériorent de nombreux appareils électriques, par exemple chez les 250 000 foyers de Kinshasa ayant théoriquement le courant (sur une population totale estimée entre 10 et 13 millions d’habitants).
L’usine sidérurgique de Maluku est un autre exemple significatif des projets à rentabilité nulle financés par la dette extérieure. En effet, cette usine, qui importe d’Italie, au double du prix de la fonte, la mitraille dont elle se sert dans la fabrication de l’acier, fournit une production inadaptée au marché local. Aujourd’hui, les outils utilisés par les agriculteurs congolais, qui auraient dû provenir de Maluku, sont importés du Brésil.
Suivant la même logique que la ligne à haute tension menée depuis Inga, le rail sur le continent noir obéit à une logique imposée par les grandes puissances commerciales : « Le système ferroviaire africain, pour autant qu’il existe, ressemble aujourd’hui à des griffes qui plongent dans le continent pour retirer le maximum de choses et les ramener sur la côte. Ce n’est pas un réseau osmosé qui a été bâti dans l’intérêt des pays africains [24]. »
Autre exemple symbolique, la cérémonie du couronnement de l’empereur Bokassa Ier en République centrafricaine, en décembre 1977, a coûté à elle seule un cinquième du budget national, environ 140 millions de francs français (plus de 21 millions d’euros)… La France prendra en charge une partie des dépenses du couronnement [25]. Le ministre français de la Coopération, Robert Galley, l’honorera de sa présence, cautionnant cette sinistre mascarade ! Bokassa mourra d’ailleurs en 1996 en ayant toujours le rang et la retraite d’un caporal de l’armée française [26]…
Enfin, l’Afrique fait également parler d’elle par des records surprenants : Casablanca (Maroc) abrite depuis 1994 la mosquée Hassan II, la plus grande au monde après celle de la Mecque, construite par Bouygues et qui aurait coûté la coquette somme de 500 millions de dollars ; Yamoussoukro (Côte d’Ivoire) est célèbre depuis 1990 pour sa basilique Notre-Dame-de-la-Paix, réplique en plus grand de celle de St-Pierre-de-Rome et qui aurait coûté la bagatelle de 250 millions de dollars.
L’achat d’armes ou de matériel militaire pour opprimer les peuples a aussi compté dans la montée de l’endettement. Nombre de dictatures ont maintenu leur emprise sur les populations en achetant à crédit des armes, avec la complicité active ou passive des créanciers. Les populations d’aujourd’hui remboursent donc une dette qui a permis d’acheter les armes responsables de la disparition des leurs, que l’on pense aux victimes du régime d’apartheid en Afrique du Sud (1948-1994) ou du génocide au Rwanda (1994). L’argent emprunté servait aussi à alimenter les caisses noires des régimes en place, utilisées pour compromettre les partis d’opposition et financer des campagnes électorales coûteuses et des politiques clientélistes.
Infrastructures commandées par les multinationales du Nord et inadaptées aux populations, dépenses somptuaires de pur prestige, aide liée, achat d’armes pour une répression accrue, détournements et corruption, voilà ce à quoi ont servi les sommes empruntées pendant deux décennies.
La logique de domination par les grandes puissances occidentales, qui prévalait pendant les années sinistres de la colonisation et précédemment via l’esclavage, perdure après les indépendances. Bien souvent, le principal changement est qu’un gouverneur blanc a été remplacé par un chef d’État d’origine africaine plus ou moins consentant… Cela prouve indéniablement que la lecture géographique des rapports Nord/Sud ne peut être la bonne. Le véritable clivage est plutôt entre ceux qui profitent du système dominant et ceux qui le subissent, entre oppresseurs et opprimés.
En fait, à la fin des années 1970, les grandes puissances financières, publiques et privées, sont parvenues à mettre sur pied un mécanisme invisible et subtil qui va exercer à leur place, et moins ostensiblement, la domination qu’elles veulent perpétuer. La dette est le cœur de cette nouvelle colonisation. L’indépendance n’est finalement qu’un leurre. Le nœud coulant de la dette est passé au cou des nations et des populations africaines. Il reste à le serrer : l’heure est venue.
[1] Equivalent du Premier ministre aujourd’hui.
[3] Ce ne fut pas exactement identique en Amérique latine 150 ans plus tôt ou en Asie.
[4] Né Albert-Bernard Bongo, il prendra le prénom Omar lors de sa conversion à l’islam en 1973.
[5] Conseiller du président de la République française à l’Elysée pour les affaires africaines et malgaches jusqu’en 1974.
[6] Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, devenu la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en 1982.
[7] Robert Maurice, « Ministre » de l’Afrique, Seuil, 2004. Les citations de ce paragraphe proviennent de cet ouvrage.
[8] Aidé par les parachutistes belges et par le mercenaire Bob Denard, au service de la France.
[9] Les mots sont de Pierre Wigny, ministre belge des Affaires étrangères.
[10] Voir De Witte Ludo, L’Assassinat de Lumumba, Karthala, 1999, cité sur le site www.gnammankou.com/lumumba.htm
[11] Cité par Jeune Afrique/L’Intelligent, 17 février 1964.
[12] Robert Maurice, op. cit. Selon lui, les informations en possession de la France « désigneront Eyadema comme étant l’assassin, ce qu’il reconnaîtra d’ailleurs par la suite… avant de démentir. »
[13] Il y restera jusqu’à sa mort en février 2005. A la fin avril 2005, il est remplacé par son fils Faure Gnassingbé, après une parodie d’élection, dans la droite ligne du régime Eyadema. Combien de temps de telles pratiques vont-elles encore pouvoir exister ?
[14] Ce paragraphe trouve sa source dans : Robert Maurice, op. cit., tout comme celui sur les médias plus loin.
[15] Goldsmith Teddy, « Les institutions de Bretton Woods peuvent-elles vaincre la pauvreté ? », L’Ecologiste, n° 3, printemps 2001.
[16] Césaire Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955.
[17] Le parallèle avec la décision de George W. Bush de nommer Paul Wolfowitz à la tête de la Banque mondiale en mars 2005, à un moment où les Etats-Unis sont empêtrés en Irak après l’invasion décidée en mars 2003, est intéressant à souligner. Wolfowitz est l’ancien numéro 2 du Pentagone et un partisan acharné de cette invasion de l’Irak.
[18] Winters Jeffrey, « Combating Corruption in the Multilateral Development Banks », intervention devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat des États-Unis, 13 mai 2004, http://foreign.senate.gov/testimony/2004/WintersTestimony040513.pdf. Voir aussi Pincus Jonathan, Winters Jeffrey, Reinventing the World Bank, Cornell University Press, 2002.
[19] Cette partie s’appuie sur un travail de recherche : Dibling Sébastien, Elongo Vicki, Vandendaelen Christine, Et si le Congo-Zaïre refusait de payer sa dette ?, étude réalisée par un groupe de travail du CADTM et présentée lors du séminaire international sur la dette de Kinshasa en avril 2004. Inédit.
[20] Madörin Macha et al., Mobutisme, guerre froide, pillage et compagnie : les relations Suisse-Zaïre de 1965-1997, Repères, 1998, www.ppp.ch/devPdf/Mobutisme.pdf
[21] Blumenthal Erwin, Zaïre : Report on her Financial credibility, avril 1982.
[22] Déclaration en présence de l’auteur, en avril 2004, à Kinshasa, lors du Sommet international sur la dette odieuse de la RDC.
[23] Willame Jean-Claude, Zaïre : L’épopée d’Inga, Chronique d’une prédation industrielle, Paris, L’Harmattan, 1986.
[24] Ki-Zerbo Joseph, op. cit.
[25] Voir Robert Maurice, op. cit.
[26] Jeune Afrique/L’Intelligent, 21 novembre 2004. Malgré la collusion évidente de ce magazine avec différents pouvoirs africains bien peu fréquentables, certaines des informations qui y sont publiées vont permettre d’étayer notre propos.
professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).
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