Argentine

Norita ÉTERNELLE !

4 juin 2024 par Eric Toussaint , CADTM International , Maria Elena Saludas


À 18h41, ce jeudi 30 mai, s’en est allée, à l’âge de 94 ans, notre Norita qui va tant nous manquer. À peine quelques secondes après la sortie de cette triste nouvelle, que nous ne voulions pas écouter, quelqu’un avait déjà clamé dans ce lieu emblématique de la Place de Mai (la Plaza de Mayo) : Norita ÉTERNELLE !
Et, comment ne pourrait devenir ÉTERNELLE cette petite grande Femme qui fut et continuera d’être une inspiration pour tous et toutes. Comment ne serait pas ÉTERNELLE cette Femme qui se faisait géante dans chaque bataille…qui accompagnait toutes les luttes, les revendications, les injustices et qui, en plus, avec une simplicité, une patience extrême et une grande lucidité parvenait à les entrelacer à tous les autres combats. Quand Norita arrivait à une réunion ou à une action nous nous sentions plus fort-es.



Nora Irma Morales était son nom. Avec sa famille elle vivait à Castelar dans la périphérie de Buenos Aires, dans une maison entourée d’affection, de voisins et de plantes. Les temps commencèrent à se compliquer de plus en plus ; la dictature civique, militaire, ecclésiastique et entrepreneuriale écartait ses griffes implacables. Jusqu’à ce jour néfaste en 1977 où, quand Gustavo, son fils majeur, fut séquestré, sans hésiter, elle se lança à sa recherche et avec son mari, elle se rapprocha des organismes de Droits Humains qui fonctionnaient déjà.

Jusqu’à ce qu’elle arrivât, en mai 1977, à cette place qu’elle n’abandonna plus jamais. Et, là-bas, sur cette Place de Mai au centre de Buenos Aires, ils partirent à la rencontre de « las locas » , les « folles » de la Place de Mai aux yeux de la dictature, avec leurs mouchoirs blancs (avant des langes en tissus ) et elles marchaient, pleuraient, partageaient des informations et se soutenaient les unes les autres… femmes courageuses, invisibilisées au début et qui n’eurent pas peur lorsqu’elles aussi commencèrent à disparaître.

Et, là-bas, Norita commença à être mère au pluriel…pas seulement de Gustavo mais aussi de cette génération qui rêvait d’un monde meilleur… Et, elle n’eut pas peur ou peut-être que si mais elle le cachait au point de prendre le risque de s’impliquer dans la Mansion Sere, un centre clandestin de torture à Castelar, dont elle se rapprochait avec l’espoir d’entendre le moindre cri qui lui permettrait de savoir si Gustavo était séquestré là-bas.

Aujourd’hui, ce lieu est La Maison de la Mémoire et de la Vie de Castelar (la Casa de la Memoria y de la Vida) où nous lui avons dit au revoir au cri de : « Jusqu’à la Victoire Toujours, Norita ! »

Avec l’avènement de la Démocratie, Norita se convertit en une des référentes de la Ligne Fondatrice des Mères de la Place de Mai et elle continua à marcher et marcher tous les jeudis, autour de la Pirámide, dans le sens contraire à l’aiguille d’une montre comme pour retenir le temps… mais jamais elle ne parvint à savoir quel fut le destin de Gustavo.

 Norita, COMBATTANTE ÉTERNELLE

Elle est et sera, sans doute, un personnage central de l’Histoire argentine à partir de la dictature et pour TOUJOURS. Elle réussit à communiquer à tout le monde avec son énergie, sa force, sa rébellion et toujours avec ce sourire affectueux qu’elle n’abandonna jamais.
Et dans sa marche et sa quête pour retrouver son fils, se construisit cette Femme qui comprit rapidement que la lutte pour les Droits Humains ne s’arrêtait pas à la réclamation de la Vérité et de la Justice par rapport aux crimes de la dictature. Ainsi, elle se transforma en compagne de toutes les luttes, avec une grande conviction, avec une cohérence idéologique et politique. Un jour on pouvait la trouver en train de réclamer la liberté de la presse pour les Mapuches en Patagonie, un autre elle rejoignait les travailleurs et travailleuses licenciés par une entreprise, un autre encore elle était en train de dénoncer le piège de la Dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Une tâche à laquelle elle se consacra avec toute son énergie fut d’être une des principales fondatrices de l’initiative de l’Autoconvocatoria por la Suspensión de Pago e Investigación de la Deuda (l’Auto-convocation pour la suspension de paiement et l’audit sur la dette)… accompagnant le Tribunal Populaire contre la Dette et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, consciente que la dette est un facteur conditionnant structurel qui nous conduit à un modèle extractiviste et écocide.

Et un autre jour, la voilà réclamant ( avec son mouchoir vert au poing ) les droits des Femmes et des dissidentes… ou dénonçant le génocide du sionisme en Palestine. C’est dire qu’elle s’investit dans toutes les luttes contemporaines et qu’elle le fit avec fermeté, avec l’engagement de sa présence, avec le puissant mouchoir des Mères, avec sa capacité d’écoute et sa révolte, en tendant des ponts entre les mouvements sociaux et politiques et en donnant des forces à tous et toutes.

Il vaut la peine de signaler que Nora comprit, peut-être, comme peu de personnes, au sein du mouvement des Droits Humains, que son meilleur apport elle ne pourrait le fournir qu’en maintenant une indépendance politique par rapport aux gouvernements au pouvoir et elle put de cette manière, se préserver et se réserver le droit de pouvoir soit critiquer soit appuyer les différentes initiatives officielles.

 Norita INTERNATIONALISTE ÉTERNELLE

Norita fut « une militante qui anticipa une nouvelle société ; certainement pour cette raison ce qu’elle a semé durera à travers le temps »

Elle porta toujours en son cœur cette prémisse guevariste : « sentir au plus profond de soi n’importe quelle injustice commise, contre n’importe qui dans n’importe quelle partie du monde ».

Ce fut pour cette raison une référente sociale-politique (et éthique) dans le monde…Ils furent nombreux les destinataires de ses accolades solidaires. De la place de Mai du Japon au Kurdistan et au Honduras, de Haïti au Sahara Occidental… elle mentionnait toujours, lors des marches des Jeudis, les conflits de la conjoncture mondiale.
Elle manifesta un engagement spécial pour le peuple haïtien et l’exprimait en disant : « Haïti continue de payer le prix de sa dignité pour avoir été le premier pays d’Amérique à avoir obtenu son indépendance et le premier au monde à avoir aboli l’esclavage. C’est un pays stratégique que les grandes puissances n’ont jamais cessé de dominer et de saccager ». Elle dénonça « la MINUSTAH, y compris l’épidémie de choléra qui tua plus de dix mille personnes ». Et elle protestait que « nous, les sud-américains et sud-américaines, avons une dette très grande à l’égard du peuple haïtien : nous ne leur prouvons pas la solidarité qu’il mérite et nécessite ».

Elle se rallia également aux causes du sous-commandant Marcos, dans le Chiapas, à celles de Cuba, accompagna le processus de paix entre l’État colombien et la guérilla. Elle participa aux innombrables Rencontres et Forums où jamais elle ne cessa de remettre en cause le Paiement de la Dette Externe, surtout dans les pays du Sud Global.

FSM 2003 - POA - Tribunal contra la Deuda

Elle fut toujours la bienvenue dans les réunions du Réseau International du CADTM avec lequel elle collaborait. En particulier, elle fut invitée par le CADTM et le Forum Social Belge en 2001 et en 2003 pour intervenir à Bruxelles. C’est ainsi qu’en 2003 elle s’exprima devant une Assemblée comptant mille participant.es auxquel.les elle transmit sa vitalité, son énergie, son courage et sa ténacité dans la lutte pour l’autoémancipation des Peuples.

Pour tous ces motifs et beaucoup d’autres encore, Norita est ÉTERNELLE parce qu’elle est un authentique symbole d’une résistance inébranlable. Et elle continuera d’être notre phare et celui des générations à venir. Et sa voix résonnera pour toujours : « 30 000 détenues disparues : présentes ! Maintenant et toujours ! Jusqu’à la Victoire…Toujours ! Nous vaincrons !  »

Traduit par Anne Theisen


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Maria Elena Saludas

ATTAC/CADTM Argentina

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