La dictature de la croissance aveugle

16 septembre 2006 par Damien Millet




Toute la presse économique en parle, la prévision des experts s’étale même en une : selon l’économiste en chef du Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI), le monde vit « la période d’expansion [...] la plus forte depuis le début des années 1970 ». La croissance mondiale devrait avoisiner 5% aussi bien en 2006 qu’en 2007, et même 7% dans les pays en développement.

Pas une page de journal économique, pas un discours de « décideur » n’oublie de louer cette croissance providentielle qui justifie tous les sacrifices. Les grands argentiers du monde donnent en modèles la Chine et l’Inde, pays vers lesquels les délocalisations d’entreprises se multiplient, où le coût de la main d’œuvre est très bas et les conditions de travail déplorables. Mais au fait, que contient cette croissance ?

La croissance économique d’un pays ou d’une région est directement liée aux politiques qui y sont menées. Théoriquement, à chiffre égal, elle peut ne pas avoir la même signification ici ou là. Elle pourrait refléter une amélioration des conditions de vie des populations, notamment les plus humbles, qui dès lors peuvent prendre part à l’activité économique et permettre le développement d’entreprises locales qui fournissent avant tout des biens et des services pour le marché intérieur. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Très inégalitaire, elle enregistre la mainmise sur l’économie mondiale de très grandes entreprises multinationales, dont le chiffre d’affaires dépasse souvent le produit intérieur brut PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
de certains pays, voire de continents entiers. Les clans au pouvoir dans les pays du Sud y trouvent leur compte et mettent en musique sur place la partition dictée par des chefs d’orchestre luxueusement installés à Washington, Bruxelles, Londres, Paris ou Tokyo. Les économies des pays du Sud sont donc connectées de force au marché mondial et ce sont leurs exportations qui tirent la croissance.

Loin de favoriser l’émancipation des individus et des pays du Sud, cette croissance découle de leur subordination organisée par la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale depuis un quart de siècle. La dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
en a été le vecteur : alors que les pays du Sud étaient fortement incités à s’endetter dans les années 1960-70 par les grands créanciers (banques privées, pays riches, Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et institutions multilatérales), l’effondrement des cours des matières premières et la hausse des taux d’intérêts décidée unilatéralement par les Etats-Unis au virage des années 1980 ont précipité le tiers-monde dans la crise de la dette. Le moment était venu de serrer le nœud coulant... Depuis, la plupart des pays en développement ont dû se plier aux exigences du FMI à travers les programmes d’ajustement structurel, dont la priorité absolue est d’organiser et de sécuriser le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. dans l’intérêt des créanciers. De manière habile, les remises en cause des acquis sociaux, les attaques répétées contre des mesures de justice sociale, les pires reculs en termes de solidarité collective ou de redistribution de la richesse ont été présentés par les responsables politiques comme une nécessaire modernisation, comme une indispensable adaptation à une mondialisation néolibérale érigée en référence absolue.

Or le système économique en place actuellement n’a rien d’immuable, il résulte au contraire de choix bien précis imposés par ceux qui en profitent. La Chine et l’Inde, tant vantées, n’ont pas appliqué à la lettre les recommandations du FMI et de la Banque mondiale, loin de là. Le discours officiel affirme que la pauvreté (dont les critères sont toujours fixés par des non-pauvres...) se réduit légèrement au niveau mondial, alors que si on excepte ces deux pays, le nombre de pauvres est en pleine... croissance ! Les tenants d’une croissance économique à tout prix se gardent bien de faire savoir qu’elle peut tout à fait se révéler appauvrissante.

De surcroît, la planète ne pourrait pas supporter longtemps que tous les continents connaissent une croissance aussi soutenue que la Chine, de l’ordre de 10% par an, avec tous les dégâts environnementaux, humains et sociaux qu’elle entraîne dans son sillage. Certains spécialistes affirment même que si les Chinois possédaient et utilisaient en moyenne la voiture comme le font les Occidentaux, la totalité de la production pétrolière mondiale devrait se diriger vers l’Asie...

La croissance effrénée prônée par le système actuel ne peut pas être éternelle. De ce fait, elle est obligée de devenir folle pour perdurer, de créer sans cesse de nouveaux désirs de consommation, de polluer pour dépolluer (par exemple l’eau) et de détruire pour reconstruire (par exemple l’Irak). Le tsunami de décembre 2004 aura été positif pour la croissance de l’Asie, puisque les zones industrielles n’ont pas été touchées et que la reconstruction s’avère longue et coûteuse.

Dans ces conditions, la recherche aveugle de la croissance ne peut que broyer l’être humain, mais cette évidence économique est tue car elle touche au cœur même d’un modèle qui se révèle incapable d’intégrer sérieusement tant la donne environnementale que la donne sociale. Dès lors, cette croissance-là ne peut pas être, et ne doit pas être, l’indicateur absolu de la bonne santé du monde.


Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).

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