La dette, plus menaçante que jamais

5 décembre 2007 par Eric Toussaint , Damien Millet




A en croire les annonces officielles, la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde ne pose plus problème. Des pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». comme le Brésil et l’Argentine se paient le luxe de rembourser le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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de manière anticipée. Les pays les plus pauvres voient une partie de leur dette annulée et on nous dit que, pour eux, tout repart d’un bon pied désormais. Les cours des matières premières sont à la hausse et les réserves de change des pays du Sud sont gigantesques : plus de 3 500 milliards de dollars (soit davantage que toute leur dette extérieure), dont 1 400 pour la seule Chine. Il semblerait que le Sud relève la tête et que sa dette ne soit qu’un lointain souvenir.

Pourtant, les militants du CADTM ne sont pas à la veille de sombrer dans l’oisiveté absolue… Car non seulement le problème de la dette demeure entier, mais il est plus menaçant que jamais.

Même si des réductions de dette extérieure ont été annoncées à plusieurs reprises, le total de la dette extérieure des pays dits « en développement » a atteint en 2006 un nouveau record : 2 850 milliards de dollars selon la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 [1]. Il faut y ajouter, surtout pour les pays émergents, le fait que la dette intérieure a littéralement explosé. Selon la Banque mondiale toujours, elle est désormais trois fois plus élevée que la dette extérieure. En 2006, les remboursements liés à la dette extérieure publique des pays dits « en développement » ont approché 240 milliards de dollars, si bien qu’on estime que le montant total des remboursements liés à la dette publique (extérieure et intérieure) est de l’ordre de 1 000 milliards de dollars. Une saignée dramatique conduisant à une sévère détérioration des conditions de vie des populations pauvres.

En ce qui concerne les pays les plus pauvres, notamment ceux que l’on appelle « pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
 », la donne est différente car les financements intérieurs disponibles sont très insuffisants. Deux d’entre eux ont récemment fait l’actualité : le Liberia et le Sénégal.

Après des années de guerre civile, le Liberia – dont la présidente actuelle Ellen Johnson-Sirleaf est une ancienne dirigeante de la Banque mondiale - a accumulé des arriérés de paiement envers les institutions multilatérales qui lui empêchent de profiter d’une réduction de dette dans le cadre des initiatives décidées par le G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. , le FMI et la Banque mondiale. En novembre dernier, le FMI a trouvé une « solution » : les pays membres du FMI se sont mis d’accord pour solder les arriérés de paiement en apportant 842 millions de dollars. Ces millions de dollars ne vont pas profiter aux populations du pays mais vont servir à rembourser immédiatement le FMI. Pour autant, le Liberia est-il en passe de se libérer de sa dette ? La réponse est négative : « Dès que ces engagements seront matérialisés, le Liberia, ravagé par des années de guerre civile et d’instabilité, pourra obtenir de nouveaux prêts et les différents mécanismes d’apurement de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). existant pourront être activés [2]. » La réduction de la dette libérienne dissimule donc à la fois l’imposition de réformes néolibérales et l’arrivée de nouveaux prêts ainsi relégitimés sans réflexion sur les choix économiques et financiers. Le mécanisme de la dette est donc toujours là et, par ce biais, la domination exercée par les grandes puissances et leurs sociétés transnationales va pouvoir se renforcer.

Alors que les rues de Dakar ont été le théâtre d’émeutes liées à une forte augmentation des prix des biens de base, le Sénégal a lui aussi profité d’une réduction de sa dette. Accompagnée de conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. drastiques, cette diminution de la dette coïncide là aussi avec une reprise des prêts. Selon l’Agence française de développement (AFD), « les récents allégements de dette dont a bénéficié le Sénégal de la part de la communauté internationale le placent désormais dans un contexte de solvabilité retrouvée […]. Dans ce contexte, l’AFD envisage une reprise des prêts souverains concessionnels au Sénégal [3]. »

En réalité, la réduction de la dette pour les pays pauvres et très endettés a porté sur les créances en surplus, celles qu’ils ne parvenaient pas à rembourser. Une dette trop importante pouvait conduire à une décision de cessation de paiement que les créanciers craignaient par-dessus tout. L’effacement du surplus de cette dette a été décidé en échange de réformes économiques drastiques favorables aux créanciers et imposées par le FMI et la Banque mondiale (privatisations, ouverture des marchés, développement des exportations au détriment des cultures vivrières Vivrières Vivrières (cultures)

Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
…), permettant de rendre la vingtaine de pays concernés de nouveau solvables. Le mécanisme de pompage des richesses du Sud qu’est la dette en est ressorti finalement intact.

Et au Nord ? La dette publique des Etats-Unis vient de franchir la barre ahurissante des 9 000 milliards de dollars. La Chine et d’autres pays du Sud achètent des bons du Trésor des Etats-Unis pour freiner la chute du dollar et soutenir l’économie américaine qui leur assure nombre de débouchés commerciaux. L’été dernier, la crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
a fait des ravages parmi les populations pauvres : deux millions de foyers ne sont plus en mesure de rembourser leurs créances et leur bien immobilier a été saisi par les organismes prêteurs désormais en manque de liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
. Les Etats-Uniens concernés viennent rappeler que ceux qui subissent l’implacable mécanique de la dette ne sont pas tous dans le tiers-monde. Au Nord comme au Sud, les richesses naturelles et financières profitent à une minorité de riches créanciers au détriment du plus grand nombre qui vit – ou survit – de plus en plus difficilement.

On nous assure que les Bourses mondiales ont bien digéré le choc mais les dégâts seront bien plus importants qu’il n’y paraît aujourd’hui. Devant les risques d’une crise majeure de la dette à venir, la solidarité entre tous ceux qui de par le monde subissent la logique de la dette imposée par les créanciers est essentielle. Les luttes sociales, notamment en Amérique latine, et les projets alternatifs, comme l’idée d’une Banque du Sud prônant une logique radicalement différente, sont seuls porteurs d’espoir.


Notes

[1Voir Banque mondiale, Global Development Finance 2007.

[2Dépêche AFP, « Le FMI fait sauter le verrou empêchant l’apurement de la dette du Liberia », 13 novembre 2007.

[3AFD, Communiqué de presse, 24 octobre 2007.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).

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