Série : 1944-2024, 80 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, ça suffit !

Les présidents Barber Conable et Lewis Preston (1986-1995)

15 mai par Eric Toussaint


Barrage Sardar Sarovar sur la rivière Narmada, Inde, 2006 (CC- Wikimedia)

En juillet 2024, la Banque mondiale et le FMI auront 80 ans. 80 ans de néocolonialisme financier et d’imposition de politique d’austérité au nom du remboursement de la dette. 80 ans ça suffit ! Les institutions de Bretton Woods doivent être abolies et remplacées par des institutions démocratiques au service d’une bifurcation écologique, féministe et antiraciste. À l’occasion de ces 80 ans, nous republions tous les mercredis jusqu’au mois de juillet une série d’articles revenant en détail sur l’histoire et les dégâts causés par ces deux institutions.


  1. Autour de la fondation des institutions de Bretton Woods
  2. La Banque mondiale au service des puissants dans un climat de chasse aux sorcières
  3. Conflits entre l’ONU et le tandem Banque mondiale/FMI des origines aux années 1970
  4. SUNFED versus Banque mondiale
  5. Pourquoi le Plan Marshall ?
  6. Pourquoi l’annulation de la dette allemande de 1953 n’est pas reproductible pour la Grèce et les Pays en développement
  7. Domination des États-Unis sur la Banque mondiale
  8. Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures
  9. Banque mondiale et Philippines
  10. Le soutien de la Banque mondiale à la dictature en Turquie (1980-1983)
  11. La Banque mondiale et le FMI en Indonésie : une intervention emblématique
  12. Les mensonges théoriques de la Banque mondiale
  13. La Corée du Sud et le miracle démasqué
  14. Le piège de l’endettement
  15. La Banque mondiale voyait venir la crise de la dette
  16. La crise de la dette mexicaine et la Banque mondiale
  17. Banque mondiale et FMI : huissiers des créanciers
  18. Les présidents Barber Conable et Lewis Preston (1986-1995)
  19. L’opération de séduction de James Wolfensohn (1995-2005)
  20. La Commission Meltzer sur les IFI au Congrès des États-Unis en 2000
  21. Les comptes de la Banque mondiale
  22. De Wolfowitz (2005-2007) à Ajay Banga (2023-...) : les hommes du président des États-Unis restent à la tête de la Banque mondiale
  23. La Banque mondiale et le FMI ont jeté leur dévolu sur Timor Oriental, un État né officiellement en mai 2002
  24. Climat et crise écologique : Les apprentis sorciers de la Banque mondiale et du FMI
  25. L’ajustement structurel et le Consensus de Washington n’ont pas été abandonnés par la Banque mondiale et le FMI au début des années 2000
  26. Les prêts empoisonnés de la Banque mondiale et du FMI à l’Équateur
  27. Équateur : Les résistances aux politiques voulues par la Banque mondiale, le FMI et les autres créanciers entre 2007 et 2011
  28. Équateur : De Rafael Correa à Guillermo Lasso en passant par Lenin Moreno
  29. La Banque mondiale n’a pas vu venir le printemps arabe et préconise la poursuite des politiques qui ont produit les soulèvements populaires
  30. Le FMI et la Banque mondiale au temps du coronavirus : La quête ratée d’une nouvelle image
  31. La farce de la « prise en compte du genre » : une grille de lecture féministe des politiques de la Banque mondiale

Le mandat de Barber Conable (1986-1991)

Le congressiste républicain Barber Conable succède au banquier Allan W. Clausen pour un mandat qui commence en juillet 1986 et se termine en août 1991. James Baker, le secrétaire d’État au Trésor, et Ronald Reagan l’ont choisi en raison de sa connaissance approfondie de toutes les arcanes du Congrès américain. En effet, l’Exécutif a fort à faire avec sa majorité parlementaire car de nombreux élus républicains remettent en cause l’importance de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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dans la politique extérieure des États-Unis (voir chapitre 5). Barber Conable a vingt ans d’expérience parlementaire et il a présidé la commission financière du Congrès. James Baker et Ronald Reagan souhaitent que Barber Conable amadoue les Républicains récalcitrants en les convainquant de laisser la Maison Blanche conduire le bateau de la Banque mondiale. L’affaire est compliquée et rapidement Barber Conable se trouve dans une situation très difficile à tenir. Alors qu’il souhaiterait développer l’activité de la Banque mondiale, la Maison Blanche fait des concessions aux récalcitrants, limite les moyens de la Banque et exige de Barber Conable qu’il réduise le train de vie de celle-ci. Il le fait et se met à dos une partie du staff de la direction de la Banque ainsi que l’ensemble du personnel. La réorganisation interne de la Banque tourne en une véritable partie de chaises musicales en 1987. Plusieurs hauts dirigeants du management remettent leur démission [1].

Barber Conable (CC - Wikimedia)

Barber Conable rencontre également d’autres difficultés. Plusieurs grands projets modèles de la Banque font l’objet d’une très forte contestation de la part des populations concernées et des mouvements de défense de l’environnement. Les trois projets qui suscitent les plus grandes protestations sont : le programme Polonoroeste en Amazonie brésilienne [2], les multiples barrages sur la rivière Narmada en Inde, le programme transmigration et le barrage Kedung Ombo en Indonésie [3]. La plus grande mobilisation se déroule en Inde où 50.000 manifestants venus de tout le pays défilent en septembre 1989 dans la ville de Harsud dans l’État de Madhya Pradesh contre les barrages sur la rivière Narmada. Un quatrième programme de la Banque soulève également à l’époque de fortes critiques de la part d’organisations de défense des droits de l’Homme : il s’agit du projet hydroélectrique Ruzizi II qui concerne le Zaïre et le Rwanda et qui entraîne notamment le déplacement sans indemnisation conséquente de 2.500 agriculteurs [4]. Barber Conable promet que dorénavant, la Banque mondiale tiendra réellement compte de l’impact environnemental de ses projets et veillera à ce que les populations affectées par ceux-ci soient correctement indemnisées [5]. C’est un vrai travail de titan pour la Banque puisque rien qu’en Inde, entre 1978 et 1990, elle a financé 32 projets qui ont entraîné le déplacement forcé d’environ 600.000 personnes [6].

En 1988, l’assemblée annuelle de la Banque mondiale et du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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qui se tient à Berlin Ouest est accueillie par 80.000 manifestants qui dénoncent leurs politiques antisociales. C’est la première grande protestation de masse contre les institutions de Bretton Woods.

Les émeutes qu’entraînent dans les pays concernés la politique d’ajustement structurel et la dégradation des conditions de vie des populations « ajustées » amènent la Banque mondiale à aborder, après de 10 ans de silence, le problème de la pauvreté. Le Rapport sur le développement dans le monde de l’année 1990 lui est entièrement consacré.

C’est aussi sous la présidence de Barber Conable que la Banque commence à parler systématiquement de « bonne gouvernance ». En 1990, il déclare aux quelques gouverneurs africains de la Banque : “ Permettez-moi d’être franc : l’incertitude politique et le règne de l’arbitraire dans tant de pays d’Afrique sub-saharienne sont des obstacles majeurs à leur développement (...). En disant cela, je ne parle pas politique, mais je me fais le défenseur d’une transparence et d’une responsabilité accrues, du respect des droits de l’homme et de la loi. La gouvernabilité est liée au développement économique, et les pays donateurs indiquent de plus en plus qu’ils cesseront de soutenir des systèmes inefficaces qui ne répondent pas aux besoins élémentaires de la population ” [7]. Ce tournant de la Banque reflète celui pris par Washington à la fin des années 1980 et analysé dans le chapitre sur la Corée. La rhétorique de la Banque sur le respect des droits de l’homme et de la loi ne s’est jamais traduite dans les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. qu’elle a imposées aux pays sous ajustement structurel. En effet, son discours ne l’a pas empêchée de soutenir par exemple la dictature de Suharto en Indonésie jusqu’en 1998.


Le mandat de Lewis Preston (1991-1995)

Lewis Thompson Preston (CC - wikispooks)

Avec la nomination de Lewis Preston à la direction de la Banque mondiale en 1991, le président George Bush met à nouveau à la tête de l’institution un banquier de premier ordre. Lewis Preston était jusque là président de la grande banque J-P Morgan and Co. Il avait réalisé un parcours remarqué à la tête de cette importante banque de New York lui permettant de tirer le meilleur profit de la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
qui avait éclaté en 1982.

Le mandat de Lewis Preston débute en juin 1991 avec l’énorme scandale politico-financier de la faillite de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) qui a failli éclabousser directement la Banque mondiale. La BCCI, spécialisée dans le blanchiment de l’argent du crime, a été fermée sur décision des autorités britanniques en juillet 1991. Sa banqueroute aurait causé une perte d’environ 20 milliards de dollars à 2 millions d’épargnants. La BCCI a été reconnue coupable des délits suivants : implication dans le blanchiment d’argent, corruption, soutien au terrorisme, trafic d’armes, vente de technologies nucléaires, participation à l’évasion fiscale et facilitation de celle-ci, contrebande, immigration illégale et achats illicites dans le secteur bancaire et l’immobilier. Active dans 78 pays où elle disposait de 400 agences, la BCCI était étroitement liée à la CIA [8]. Selon Bruce Rich, la Banque mondiale avait occasionnellement utilisé la BCCI pour débourser des prêts dans plusieurs pays africains. Toujours selon Rich, plusieurs hauts dirigeants de la Banque entretenaient des relations étroites avec des dirigeants de la BCCI [9].

Lewis Preston inaugure son premier grand discours à l’occasion d’un monumental barnum médiatique de la Banque mondiale et du FMI qui tiennent leur assemblée annuelle conjointe en octobre 1991 à Bangkok (c’était la première assemblée de la Banque et du FMI dans une capitale du Tiers Monde depuis l’assemblée de 1985 à Séoul). Quinze mille gouvernants et banquiers du monde entier sont réunis pendant trois jours. Un coût de dizaines de millions de dollars pour les autorités thaïs. Lewis Preston prononce un discours enthousiaste en faveur de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et affirme que la Banque est proche des pauvres, sensible aux problèmes d’environnement et agit pour la promotion des femmes. Voici un court extrait de son discours : “La reduction de la pauvreté pour laquelle je suis pleinement engagé demeure l’objectif prédominant du groupe Banque mondiale (…) Le groupe Banque mondiale prend en compte l’intérêt des pauvres dans un objectif de croissance équitable, les aspects de protection de l’environnement dans un objectif de développement durable… et le rôle des femmes qui est vital à l’effort de développement » [10]. L’avenir est radieux puisque le monde ne fait plus qu’un après la chute du Mur de Berlin [11]. Le défi posé à la Banque est d’intégrer dans le monde globalisé tous les pays qui ont fait partie du bloc de l’Est. A quelques centaines de mètres du lieu de réunion, se déroule une manifestation de 20.000 personnes qui s’opposent au nouveau régime dictatorial mis en place depuis huit mois [12] et exigent le retour à la démocratie.

Lawrence H. Summers : La Banque mondiale ne devrait-elle pas encourager plus de délocalisation des industries polluantes vers les pays les moins avancés [...] La logique économique selon laquelle on devrait se débarrasser des déchets toxiques dans les pays aux salaires les plus bas est à mon sens impeccable

En décembre 1991, l’économiste en chef de la Banque, Lawrence H. Summers, rédige un commentaire de l’édition 1992 (en préparation) du Rapport sur le développement dans le monde entièrement consacré à l’environnement en vue du sommet de la Terre qui est programmé pour mai 1992. Le commentaire de Lawrence H. Summers est confidentiel, il plaide pour l’exportation d’industries polluantes du Nord vers le Sud « largement sous-pollué » comme un moyen rationnel de créer plus de développement industriel en allégeant les pressions de la pollution dans le Nord. Voici quelques extraits du texte de Lawrence Summers : « La Banque mondiale ne devrait-elle pas encourager plus de délocalisation des industries polluantes vers les pays les moins avancés » « La logique économique selon laquelle on devrait se débarrasser des déchets toxiques dans les pays aux salaires les plus bas est à mon sens impeccable [13] ». Un vent favorable met ce document dans les mains de l’organisation environnementale Greenpeace qui s’empresse de le rendre public. L’hebdomadaire néolibéral britannique The Economist le publie fin décembre 1991 [14] au moment où Lewis Preston entame sa première tournée en Afrique. Il est pris d’assaut par des journalistes qui lui demandent s’il approuve son économiste en chef quand il écrit : « J’ai toujours pensé que les pays sous-peuplés d’Afrique sont considérablement sous-pollués. [15] »

En février 1992, Willi Wapenhans, vice-président de la Banque, remet à Lewis Preston un rapport confidentiel d’évaluation de l’ensemble des projets financés par la Banque (près de 1.300 projets en cours dans 113 pays). Les conclusions sont alarmantes : 37,5 % des projets sont insatisfaisants au terme de leur réalisation (contre 15 % en 1981), 22 % seulement des engagements financiers sont conformes aux directives de la Banque.

En mai 1992, quelques jours avant le début du sommet de la Terre, la direction de la Banque reçoit les résultats de l’étude indépendante concernant les barrages sur la rivière Narmada en Inde. Lewis Preston a confié la direction de l’étude à un parlementaire des États-Unis, Bradford Morse. Le rapport estime que le barrage et les canaux qui y sont associés vont entraîner le déplacement de 240.000 personnes au lieu des 100.000 qui ont été prévues. Les conclusions provoquent la panique dans la direction de la Banque. Il faut à tout prix que le rapport reste secret jusqu’à la fin du sommet de la Terre. Elle y parvient.

Finalement, la Banque mondiale se tire très bien d’affaire lors du sommet de la Terre qui se tient à Rio de Janeiro avec la participation de 118 chefs d’État. La réunion est relayée par 9.000 journalistes. A l’issue de celle-ci, la Banque se voit confier la gestion du Global Environment Facility (GEF), le Fonds global pour l’environnement, par lequel doivent passer la plupart des sommes liées à la mise en œuvre de l’Agenda 21 adopté à l’issue de la réunion planétaire.

Par ailleurs, la Banque mondiale se consacre au soutien de la transition des pays de l’ancien bloc de l’Est vers l’économie capitaliste. Cela se traduit par un bradage généralisé des entreprises publiques qui sont privatisées au profit d’une nouvelle classe de capitalistes largement mafieux.

Joseph Stiglitz, économiste en chef à la Banque mondiale de 1997 à 2000, montre très bien que la politique de la Banque mondiale en Russie était très éloignée de la bonne gouvernance qu’elle prônait par ailleurs. Se référant à la période pendant laquelle Lewis Preston était président de la Banque, il écrit : « Ne nous étonnons pas si tant de chauds partisans du marché ont manifesté une remarquable affinité avec les vieilles méthodes : en Russie, le président Eltsine [16], muni de pouvoirs immensément supérieurs à ses homologues de n’importe quelle démocratie occidentale, a été incité à circonvenir la Douma (le parlement démocratiquement élu) et à promulguer les réformes par décrets » [17]. Les entreprises publiques ont été vendues pour une bouchée de pain. « Le gouvernement, soumis à une très forte pression de la part des États-Unis, de la Banque mondiale et du FMI pour privatiser vite, avait cédé les entreprises publiques pour une misère » [18]. La privatisation a constitué un vaste pillage au profit des oligarques qui ont placé une partie de leur larcin à l’Ouest afin qu’il soit blanchi et hors de portée de la justice. "La privatisation assortie de l’ouverture des marchés des capitaux n’a pas conduit à la création de richesses mais au pillage des actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
. C’était parfaitement logique. Un oligarque qui vient de réussir à user de son influence politique pour s’emparer de biens publics valant des milliards, en les payant une misère, va tout naturellement vouloir faire sortir l’argent du pays »
 [19].

C’est pendant le mandat de Lewis Preston que la Banque mondiale et le FMI commémorent en grande pompe à Madrid leur demi-siècle d’existence. A cette occasion, une vaste coalition de mouvements sociaux (dont les principaux syndicats d’Espagne, UGT et Commissions ouvrières), de mouvements tiers-mondistes et d’ONG se constitue sous le nom « Les autres voix de la planète » et tient durant quatre jours une multitude de débats et une manifestation de 20.000 personnes clamant le slogan principal : « 50 ans, ça suffit ».

La fin du mandat de Lewis Preston est marquée par la crise Tequila qui frappe le Mexique à partir de décembre 1994. Le Mexique inaugure une série de crises financières qui toucheront d’autres pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». durant le mandat du successeur de Lewis Preston à la présidence de la Banque, James Wolfensohn.


Notes

[1KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 1199-1201.

[2Chico Mendès, un des leaders de la protestation au Brésil, est assassiné en décembre 1988 par des tueurs à la solde des grands propriétaires terriens qui profitent des subventions de la Banque mondiale.

[3RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 145-170.

[4RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 150.

[5La politique de la Banque mondiale en matière d’environnement sera analysée dans mon prochain livre sur la Banque mondiale intitulé L’horreur productiviste à paraître en 2007.

[6RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 252.

[7Cité par GEORGE, Susan et SABELLI, Fabrizio. 1994. Crédits sans Frontières, col. Essais, La Découverte, Paris, p. 180.

[8Voir l’intégralité du rapport consacré à la BCCI en 1992 par les sénateurs John Kerry et Hank Brown http://www.fas.org/irp/congress/1992_rpt/bcci/
Voir aussi : http://en.wikipedia.org/wiki/Bank_of_Credit_and_Commerce_International

[9RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 21-22.

[10Address by Lewis T. Preston to the Board of Governors of the World Bank Group, World Bank Press release, 15 October 1991.

[11Il faut ajouter qu’au moment où Lewis Preston prononce son discours, la fin de l’URSS est scellée. Le coup de boutoir final en faveur de la dissolution de l’URSS avait été donné par Boris Eltsine en août 1991 à Moscou. L’URSS est dissoute en décembre 1991.

[12RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 24.

[13Lawrence H. Summers, World Bank office memorandum, 12 December 1991, cité par RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 247.

[14Le quotidien britannique Financial Times y consacre le 10 février 1992 un long article signé Michael Prowse et intitulé « Protéger la planète Terre de l’influence des économistes » (« Save the Planet Earth from Economists »)

[15Lawrence H. Summers, World Bank office memorandum, 12 December 1991, cité par RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, p. 247.

[16Boris Eltsine a présidé la Russie de 1992 à 1999. La situation décrite par Joseph Stiglitz s’est produite en 1993.

[17STIGLITZ, Joseph E. 2002, La Grande désillusion, Fayard, Paris, p. 184.

[18Idem, p. 194.

[19Ibid., p. 193.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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